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Bazin, André (livre)
Écrits complets (1918-1958)
publié le vendredi 24 mars 2023

par Philippe Roger
Jeune Cinéma n°392-393, février 2019

André Bazin, Écrits complets, Paris, Macula, 2018.


 


2848 pages, c’est une somme que les éditions Macula viennent de publier en deux tomes sous coffret, avec les Écrits complets de André Bazin. Si le terme complets peut paraître une vue de l’esprit (ne retrouvera-t-on pas encore d’autres textes du critique, lui qui écrivit dans tant de publications ?), l’ambition est louable.

Il y a soixante ans, André Bazin mourait au moment où il mettait au point les quatre petits volumes de son anthologie des éditions du Cerf, ensemble qui ne réunira qu’une part de son incessant travail. L’édition ultérieure de Qu’est-ce que le cinéma ? en un seul volume réduisit encore l’accès des cinéphiles à sa pensée.
Aujourd’hui, c’est un océan qui nous arrive, permettant de mesurer la passion d’écriture du critique, en si peu d’années. Pas moins de 2681 textes, le numéro 2681 étant attribué à l’un de ses plus beaux écrits, ses Réflexions sur la critique parues post-mortem dans le numéro de décembre 1958 de Cinéma 58. Rappelons la dernière phrase de cet article capital : "La fonction du critique n’est pas d’apporter sur un plateau d’argent une vérité qui n’existe pas, mais de prolonger le plus loin possible dans l’intelligence et la sensibilité de ceux qui le lisent, le choc de l’œuvre d’art."

On ne connait pas meilleure définition de l’acte critique, ce geste qui poursuit l’acte créateur dans l’esprit et le cœur du premier lecteur qu’est le critique, dans l’attente du second lecteur, ce proche espéré. Écrire, c’est alors entreprendre l’alchimie d’une métamorphose, sortir de soi la vision repensée d’une œuvre par sa fréquentation intime, enfin composer l’arc-en-ciel d’un écho à partir des multiples résonances ressenties. La poésie est un relais d’écriture (de celle des films à celle des textes) que se passent cinéastes et critiques dans le grand courant qui traverse les âges.

Une observation sur la préface de l’ouvrage : son auteur semble parfois sacrifier à l’humaine tentation d’abaisser l’un pour élever l’autre. Ainsi le rôle de Amédée Ayfre - le "fatal abbé" (sic) qualifié un peu vite de "suiveur" (resic) - dans l’évolution de la pensée de André Bazin se trouve minoré d’une façon qui mériterait débat. (1)

Quant aux articles proprement dits, une remarque parmi d’autres : on s’étonnera que l’éditeur scientifique n’ait pas signalé en note l’une des plus significatives erreurs de André Bazin, affectant l’un de ses textes réputés, consacré à Los olvidados, étude parue dans le numéro de Esprit de janvier 1952, puis reprise dans Qu’est-ce que le cinéma ? où, évoquant un film essentiel de Luis Buñuel, il écrit : "Il y a, dans Terre sans pain, une mère immobile tenant sur ses genoux le corps de son enfant mort", partant de cette observation pour aboutir à l’idée d’une Pietà. Le problème, en ce cas, est que André Bazin invente le plan pour sa démonstration. Il procède sans le savoir à un montage, condensant deux plans du film (l’enfant dit mort - qui n’est qu’endormi -, puis la mère, vers qui se dirige son autre enfant) en un seul, comme si son imaginaire chrétien opérait ce rapprochement idéal. Cas de figure illustrant de belle manière le processus de projection du spectateur dans le film.

Comment rendre compte en quelques lignes des Écrits de André Bazin ? Ce ne serait pas raisonnable, tout juste peut-on donner envie au lecteur fortuné d’acquérir cet ouvrage désormais indispensable, mais que son prix réservera aux bibliothèques, les étudiants étant désargentés par nature. Les textes sont rangés, on l’aura compris, par ordre chronologique, ce qui s’imposait pour suivre les fils d’une pensée toujours en mouvement.
Le premier texte a pour titre programmatique "Peut-on s’intéresser au cinéma ?" et date de décembre 1942. Ce qui signifie que André Bazin aura écrit une quinzaine d’années, en tout et pour tout. La vie brève du critique tendit à le canoniser aux yeux de ses amis, notamment ceux des Cahiers du cinéma. (2)

L’infaillibilité qu’on lui a attribuée n’est pas de mise, lorsqu’on examine de près son travail quotidien. Il lui est arrivé de passer à côté de films majeurs. C’est le lot de l’existence de chacun, de parfois rater certaines rencontres. Un exemple. On se souvient de Marcel Ophuls, lors d’une de rencontres dans le petit appartement familial de Neuilly, dans les années quatre-vingt : il sortit un recueil de recensions du film de son père Le Plaisir, et se mit à lire le papier de André Bazin, paru dans L’Observateur du 6 mars 1952. À sa façon retorse, Marcel voulait dénoncer les aspects peu amènes d’une phrase il est vrai malheureuse : "M. Max Ophuls, dont La Ronde a trouvé à l’étranger un accueil triomphal, continuera probablement avec Le Plaisir à porter haut de sa main autrichienne le flambeau du cinéma français." André Bazin donnait ensuite son opinion, condamnant ce "film inutile, sinon néfaste, et dont nous nous passerions bien." C’est accablant, certes. Le critique revient sur le film deux jours plus tard, dans Le Parisien libéré du 8 mars. Il juge Le Masque, premier volet de l’œuvre immortelle de Max Ophuls, "franchement raté" (que dire ?), et revient sur la prétendue nationalité autrichienne du cinéaste : "Le film est irrémédiablement handicapé par un luxe superflu, une somptuosité lourde, auxquels les origines autrichiennes de M. Ophuls ne sont certainement pas étrangères. On pourrait croire qu’il a été réalisé pour le public de langue allemande." Dans sa recension du Festival de Cannes 1952, André Bazin fait l’éloge du film de André Michel, Trois femmes, pour l’opposer à celui de Max Ophuls : "Pas de travellings ni de vedettes." Dans les Cahiers du cinéma de juin 1952, il prétend que le film de André Michel est "l’heureux antidote du Plaisir. " On croit rêver devant telle cécité.
Dans le numéro de septembre de la même revue, il dénonce la "lourde rhétorique du découpage" et "tout l’appareil de l’exercice de style" du film de Max Ophuls. Ce que André Bazin rejette donc, c’est ce qui fait aujourd’hui à nos yeux le caractère irremplaçable du cinéma ophulsien, son style dans lequel il ne voit qu’un exercice. Il est amusant de voir le critique concéder, au sujet de André Michel, que "il lui manque peut-être encore ce je-ne-sais-quoi qui fait le style." Il semble préférer l’absence de style de André Michel au style visionnaire de Max Ophuls. Il y aurait là un vaste débat à ouvrir.

L’expression "exercice de style" revient sous sa plume pour caractériser le roman de Louise de Vilmorin, dans sa critique de Madame de… pour Le Parisien libéré du 24 septembre 1953. Mais André Bazin a changé de ton - ses jeunes amis des Cahiers ont dû lui faire la leçon, Jacques Rivette et François Truffaut en tête. Il en a fini avec la légende autrichienne (on a dû le renseigner), et concède les qualités du film. C’est tout à son honneur, et prouve que le critique pouvait reconnaître ses erreurs - voire, dans une certaine mesure, changer d’avis sur un cinéaste. Mais on sent bien que Max Ophuls ne correspond pas à son idée du cinéma, puisqu’à propos de Julietta de Marc Allégret, il évoque Madame de… "que Max Ophuls festonna, broda, enrubanna de travellings." Dans Radio-Cinéma-Télévision du 27 décembre 1953, il taxe même de "fort discutable" l’adaptation du roman de Louise de Vilmorin.

En fait, il faut attendre Lola Montès pour voir André Bazin revenir réellement sur Max Ophuls, et accepter enfin son art. Preuve en est son article du Parisien libéré du 24 décembre 1955. Il remarque alors, fort justement : "De ce curieux système de récit, je dirais volontiers qu’il est syncopé, mettant le rythme sur le temps faible", ce qui est pour lui une qualité d’avant-garde. Dans L’Éducation nationale du 26 janvier 1956, André Bazin parle du film de Max Ophuls comme d’une "œuvre d’une folle audace esthétique." Les formules touchent juste : "On reconnaît les grands metteurs en scène à ce que la réalité dépasse chez eux la réalité." Phrase admirable.
Pour caractériser Max Ophuls, André Bazin évoque "sa façon d’exprimer l’essentiel par la prolifération de l’accessoire." S’il n’a pas foncièrement changé d’avis sur Le Plaisir, ce "plat discutable", il est conquis par Lola Montès et lui reconnaît donc du style : "La technique de Max Ophuls accède à la dignité de style, c’est-à-dire qu’elle exprime indirectement, et au-delà des sujets qu’elle traite, une certaine vision du monde." Le 27 mars 1957, André Bazin tresse dans Le Parisien libéré un éloge funèbre en mémoire du cinéaste, mort la veille à Hambourg. Il y revient discrètement sur ses réserves initiales, acceptant enfin pleinement l’écriture ophulsienne : "Ce goût pour le mouvement n’était pas chez lui vaine recherche de la prouesse technique. Il traduisait un esprit, il était la marque d’un style." On ne saurait mieux dire. Enfin, dans un article pour Esprit d’avril 1957, il dit de Lola Montès que cette œuvre est à ses yeux "le seul film qui ait pour sujet l’Enfer", en égratignant au passage - comme on le comprend ! - Jean-Paul Sartre et Jacqueline Audry.

On voit tout le profit que procure la lecture de ces Écrits indispensables. Comme une pelote de laine, il suffit de tirer un fil pour qu’une pensée se déploie dans ses vivants contrastes.
Les cinq index dont l’ouvrage est heureusement pourvu autorisent des parcours innombrables. On aimerait qu’une édition numérique vienne un jour compléter l’ensemble, pour autoriser encore plus finement des recherches par mots clefs.
À cette lecture, on est ému par la souplesse de son écriture et sa frémissante sensibilité, la finesse ondoyante et la rigueur morale de son esprit. Il ne cherche jamais à briller mais en impose par sa prose attentive, toujours intègre. Pour rien au monde il ne séparerait la critique de l’analyse. Relisons cet empiriste d’une rare honnêteté intellectuelle, qui confirme par son exemple à méditer que les vrais théoriciens du cinéma ne sont pas les discoureurs hors-sol de tout poil, mais les grands critiques, ces auteurs d’une pensée libre.

Philippe Roger
Jeune Cinéma n°392-393, février 2019

1. Pour une analyse divergente sur ce point d’importance, on se reportera à notre étude "Une amitié en cinéma : Amédée Ayfre et André Bazin", parue dans le numéro 73 (automne 2014) de la revue 1895, numéro où nous avons publié les vingt lettres adressées par André Bazin à son ami Amédée Ayfre.

2. André Bazin (1918-1958) est mort à 40 ans.


André Bazin, Écrits complets, édition établie par Hervé Joubert-Laurencin, avec Pierre Eugène et Gaspard Nectoux, Paris, éditions Macula, 2018, 2848 p. (2 volumes sous coffret).



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