home > Films > Établi (l’) (2022)
Établi (l’) (2022)
de Mathias Gokalp
publié le mercredi 5 avril 2023

par Sylvie L. Strobel
Jeune Cinéma en ligne directe

Sortie le mercredi 5 avril 2023


 


Après la défaite politique de Mai 68, de nombreux jeunes militants maoïstes (1), se sont engagés en usine comme ouvriers spécialisés, afin de raviver la flamme révolutionnaire, tout en s’éduquant eux-mêmes par le travail manuel productif. Un des fondateurs du mouvement, Robert Linhart, normalien, agrégé de philo, althussérien, a constaté les limites de la théorie comme guide pour l’action immédiate pendant le soulèvement. Dans le contexte d’une "longue marche" (2), il décide de "s’établir" chez Citroën, en septembre 1968. (3)


 


 

Visite d’embauche en slip, inspection des dents, vérification de l’aptitude à soulever un poids, interrogatoire : Robert Linhart (Swann Arlaud) est affecté à la chaine de finition à Choisy. Chronomètre et surpression, mais c’est moins assourdissant et moins toxique que la chaine de montage.


 


 

Le gestionnaire du personnel (Denis Podalydès) repère ce jeune Français docile : il le classe OS2 (le 1er niveau, c’est pour les immigrés), il le ménage malgré sa maladresse et lui propose de rallier le syndicat maison. Le défi de la direction survient vite : en février 1969, une prolongation du travail de 3 heures par semaine, non payée, est imposée pour six mois en compensation d’avances versées en juin 1968 à certains.


 


 

L’établi s’engage dans la mobilisation pour la grève de ces 45 minutes sur 4 jours, avec des résistants et des obéissants. Chaque journée est imprévisible et risquée, la CGT traine les pieds, mais le prêtre ouvrier responsable de la section (Olivier Gourmet) assure les grévistes de leur droit de grève et du soutien de la CGT à qui serait sanctionné. Après des débuts exténuants et enthousiasmants, la grève s’effiloche sur une quinzaine de jours, les groupes nationaux gèrent et digèrent l’expérience entre eux.


 


 

Le film ne fait pas dans l’héroïsme et montre bien, même si ce n’est pas le premier (4) la dureté du réel, confronté à l’utopie missionnaire. On est bluffé par la qualité de reconstitution de la chaine de production, minutée et fracassante des 2CV (même si celles-là sont bleu ciel), avec ses rythmes, ses sous-chefs, sa camaraderie nécessaire. Tout juste si on ne sent pas l’odeur de ferraille et de caoutchouc.


 


 

La mise en images des rapports de forces, des fonctionnements des groupes professionnels ou nationaux, des rôles, des manœuvres et arguments restent très actuels, même si l’affichage du mépris et du racisme banal s’est un peu maquillé. Olivier Gourmet, en prêtre-ouvrier cégétiste, est à sa place et Swann Arlaud est très bien, en taupe. Denis Podalydes, en responsable du personnel d’un cynisme tranquille, est parfait : lui n’est pas encore déclassé.


 


 


 

Le réalisateur, Mathias Gokalp, a ajouté au texte de base quelques touches de cinéaste. En réalité, Virginie, la fille de l’établi, n’avait que 2 ans, Nicole, sa femme, libre et solidaire, n’avait pas le look d’une Mélanie Thierry, et le trio magique de serruriers yougoslaves n’était que masculin…


 


 

Le film s’achève plus sur une fin de partie que sur une mention des traces fertiles laissées par l’expérience collective de 400 ouvriers ayant soudé leur solidarité dans l’action. Alors que la pièce de Olivier Mellor, à partir du même livre, avait été bienvenue à Avignon en 2018 (5), on peut se demander pourquoi faire, encore aujourd’hui, un film sur un tel sujet, aussi daté ? Quelle utilité y a-t-il à revenir sur un moment, à vrai dire minuscule, de l’histoire de l’ultra gauche, aussi éloigné de nous désormais que Germinal ou Le Sel de la terre  ? Parce que les luttes d’aujourd’hui sont moins claires et qu’il vaut mieux exalter les luttes anciennes ? Parce que les leçons du passé peuvent donner sens aux combats actuels ?


 


 

Il semble tout de même que ce bon film (ou serait-ce un documentaire ?) vienne à point. Alors que les classes sociales se reconfigurent, il est temps de dépasser la méfiance qu’avait inspirée cette démarche des établis, perçue comme concurrente et hostile par les porte-paroles institutionnels de la classe ouvrière, se considérant comme seuls détenteurs de la légitimité révolutionnaire.

Sylvie L. Strobel
Jeune Cinéma en ligne directe

1. L’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJCML), maoïste, fondée en 1966 par une centaine de militants exclus de l’Union des étudiants communiste (UEC), a été dissoute en juin 1968. La Gauche prolétarienne, fondée à sa suite en septembre 1968, s’est autodissoute en 1973.

2. La formation théorique et politique ne suffisent pas. Il s’agit de se mettre à l’écoute des masses et de procéder par "enquêtes" sur la réalité vivante des classes sociales. Une "longue marche" à la française, des intellectuels à la rencontre de la paysannerie s’est développée à partir de 1967, sur le modèle de celle du l’armée populaire de Mao Zedong (1934-1935).

3. Robert Linhart est resté un an chez Citroën. Son livre, L’Établi, est paru dix ans après, en 1978, chez Minuit, et est entré dans la légende, alors même qu’il s’agissait d’un constat d’échec. Lui-même ne s’est jamais vraiment remis de l’expérience. Il dit avoir écrit le livre sans notes, juste avec ses souvenirs.

4. Louis Malle avait déjà (bien) filmé une vraie chaîne Citroën, dans Humain, trop humain (1974).

5. En 2018, à l’occasion du cinquantenaire de Mai 1968, la compagnie du Berger a créé, au Théâtre de l’Épée de bois à la Cartoucherie de Vincennes, une adaptation théâtrale de L’Établi, dans une mise en scène de Olivier Mellor, avec Aurélien Ambach-Albertini dans le rôle de Robert Linhart. La pièce a été reprise au Festival d’Avignon Off (6-28 juillet 20018).


L’Établi. Réal : Mathias Gokalp ; sc : M.G., Nadine Lamari & Marcia Romano, d’après l’œuvre de Robert Linhart (1978) ; ph : Christophe Orcand ; mont : Ariane Mellet ; mu : Flemming Nordkrog ; déc : Jean-Marc Tran Tan Ba ; cost : Claire Lacaze. Int : Swann Arlaud, Mélanie Thierry, Olivier Gourmet, Denis Podalydès, Lorenzo Lefebvre, Félix Vannoorenberghe, Zéli Marbot, Malek Lamraoui, Marie Rivière, Marc Robert, Jean Boronat, Luca Terracciano, Raphaëlle Rousseau (France-Belgique, 2022, 117 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts