par Marie-Claude Floret
Jeune Cinéma n°220, février 1993
Oscars 1993 : Meilleure photographie à Philippe Rousselot
Sorties les mercredis 20 janvier 1993 et 24 mai 2017
"Il est rare de pouvoir aider quelqu’un. Soit on ne sait pas quelle partie de soi donner, soit on n’a pas envie de la donner. Ou alors, souvent, ce dont ce quelqu’un aurait besoin, il ne veut pas qu’on le lui donne". C’est le thème-clef du superbe roman autobiographique de Norman Mac Lean qui, au soir de sa vie, retrace l’histoire de sa famille, dans le Montana (1).
Robert Redford a été séduit par ce livre profond qui a suscité en lui de subtiles résonnances. Récit intense, musique harmonieuse, des mots qui déroulent les ombres et les lumières ponctuant la vie de cette famille, avec cette rivière qui ordonne ses émotions et ses joies. Habité par ce livre, il lui est resté fidèle, au point de faire agréer le scénario par l’auteur.
Norman a trente ans. Il se souvient. Son père, pasteur presbytérien, lui enseignait, ainsi qu’à son frère Paul, l’art de la pêche à la ligne avec autant de rigueur (un métronome pour maîtriser le mouvement) que la morale protestante. Norman, studieux, se soumet, sans révolte, à l’autorité de ce père, droit et exigeant. Paul, rebelle, refuse farouchement la soupe de flocons d’avoine. Sous les regards tendres et horrifiés de la mère silencieuse et attentive, les yeux sévères et incrédules du père, ceux de Norman inquiets et interrogateurs puis désabusés. Il voulait l’aider, mais en vain. Silence saisissant, ici chacun tait ses sentiments. Pourtant dans cette famille règnent un amour et une tolérance authentiques.
Adultes, les deux frères se retrouvent. Norman, rigoureux, sensible à la considération, s’est coulé dans le moule d’un professeur de littérature. Paul, rieur, charmeur, brillant journaliste, a tracé sa route à coups de défis et de provocations. Chaleureuses, les retrouvailles s’accomplissent comme un rite, au cœur de la nature sauvage dans une partie de pêche à la mouche.
Robert Redford et sa caméra nous entraînent dans le tourbillon des eaux, des gouttelettes irisées. La beauté de ces pêcheurs nimbés dans un halo de lumière, le geste harmonieux du bras et le tracé ondulant et précis de la ligne rouge nous fascinent. Cette communion totale avec la nature est la seule aide qu’ils puissent se donner. Là, plus de malentendus, plus d’incompréhension, mais seulement une tendresse contenue des souvenirs, une complicité. Impressionnant.
Le cinéaste, toujours à l’écoute des minorités, nous donne une des plus belles scènes du film. Dans un bar, Paul, malgré un refus discriminatoire, impose avec panache la présence de son amie indienne et l’entraîne dans une danse irrésistible de sensualité libératrice. Il saisit avec subtilité les visages où seul le regard parle : celui de la mère, pathétique dans sa déception car son jeune fils, toujours de passage, quitte la table familiale ; celui de Paul, fermé, rire évanoui, regard décidé, pour un refus sec et définitif de l’aide par son frère.
En contrepoint des images et du jeu des acteurs, c’est surtout la voix off de Norman (celle de Robert Redford) citant des phrases du livre qui apporte l’émotion. Car le réalisateur, dans son zèle, nous impose les caractères d’une manière parfois un peu trop démonstrative ou réductrice. Ainsi, l’équipée en voiture sur la voie ferrée, le rire communicatif de Paul devant l’éventualité de devenir pasteur, ou sa descente en barque des rapides de la rivière, le coup de soleil d’un importun au cours d’une partie de pêche qu’il a demandée puis délaissée.
Le film est tout en retenue, un regard, un geste suffisent. Le père, assis près de Norman, regardant Paul pêcher, rate de sa main devenue malhabile le genou de son fils qu’il voulait serrer en signe de communion. Au bord de cette rivière qui les réunit, transparaît leur joie, leur connivence.
C’est près de cette eau, origine de vie, qu’ils retrouvent les sources de leur harmonie. Plongés dans cette onde qui coule inexorablement, ils cherchent des réponses simples aux questions qu’ils se sont toujours posées. C’est un hymne à la nature, lumineux ou sombre comme la rivière où le silence des humains s’abîme dans le grondement de l’eau et de l’écho qui lui répond.
Marie-Claude Floret
Jeune Cinéma n°220, février 1993
1. Norman Maclean, A River Runs Through It and Other Stories, University of Chicago Press, 1976. La Rivière du sixième jour, traduction de Marie-Claire Pasquier, Paris, Le Seuil, 1993.
Et au milieu coule une rivière (A River Runs Through It). Réal : Robert Redford ; sc : Richard Friedenberg d’après le roman de Norman Mac Lean ; ph : Philippe Rousselot ; mont : Lynzee Klingman & Robert Estrin ; mu : Mark Isham ; déc : John Hiitman. Int : Craig Sheffer, Brad Pitt, Tom Skerritt, Emily Lloyd, Brettela Blethyn (USA, 1992, 123 mn).