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Muel, Bruno (1935-2023) (livre)
Rushes (2016)
publié le samedi 15 avril 2023

Retour sur Bruno Muel
par Robert Grélier
Jeune Cinéma n°378-379, février 2017

Bruno Muel, Rushes, Cinéma hors capital(e) n°6, éd. Commune, 2016.


 


Bien plus qu’un journal, bien plus qu’une autobiographie, Rushes est tout autant un modèle de réflexion sur le cinéma en général, et le film documentaire en particulier, qu’une histoire d’amour adressée à tous ceux - combattants, humiliés, traumatisés par le travail - que Bruno Muel a croisés sur son parcours de cinéaste militant. Une vie bien remplie où ses propres souvenirs se mêlent à ceux des autres. Témoin et acteur. Ne laissant rien au hasard, cet homme ajoute aux documents accumulés (ses films) la perspective d’un monde meilleur. Il ne le clame pas, mais laisse filtrer ce qu’il a cogité à un moment. Sa pensée politique s’est forgée au fil des rencontres, des tournages. D’ailleurs, au détour d’un paragraphe, il le précise : "Comment peut-on filmer sans amour ?". C’est bien de cela qu’il est question dans cet essai de 230 pages où l’on perçoit ce que le cinéaste a ressenti, quels que soient la personne ou le lieu. Images prises sur le vif, étonnantes de vérité.


 

Bruno Muel n’aime pas les coupures ni l’addition d’images, même si parfois il est contraint de s’en accommoder. Toujours lucide, il revient sur son passé avec générosité, car il n’est pas de ceux qui prennent peur à l’évocation des souvenirs. Ni renégat, ni nostalgique, il est encore "dans le coup", comme ses amis de Iskra. Au-delà des barrières il demeurera fidèle aux individus rencontrés sur sa route. Redoutant l’uniformisation, le conditionnement, il ne s’est assigné qu’un seul but : lutter avec l’homme victorieux des ténèbres. Pour lui, l’Histoire est toujours contemporaine. Parler du passé, c’est parler d’aujourd’hui, car il ne peut oublier ce qu’il a vécu hier. Son projet artistique, qu’il s’agisse d’images pour les autres ou pour lui-même, est toujours le résultat d’une conversation entre le matériau, lui et sa caméra, qui se déroule sur un mode dialectique. Bruno Muel épouserait-il l’aphorisme de Antonio Gramsci, "l’optimisme de la volonté" ?

Pour lui, tout débuta comme opérateur en 1962, par un film de 40 mn, Algérie Année zéro, réalisé par Marceline Loridan & Jean-Pierre Sergent. Tourné dans l’euphorie et l’enthousiasme de l’indépendance, le film, quelques mois après, avait vieilli et les protagonistes n’étaient déjà plus les mêmes. Ahmed Ben Bella avait été renversé. Trop près de l’actualité pour être considéré comme une œuvre à part entière, Algérie année zéro, qui ne fut jamais diffusé, a fini dans les oubliettes des cinémathèques. Pour des raisons obscures de production, personne n’eut même la possibilité d’utiliser quelques-unes des séquences qui, malgré tout, possédaient la qualité de la fraîcheur.

Rio Chiquito (1965)
 

Puis Bruno Muel se rend avec Jean-Pierre Sergent en Colombie, auprès des FARC, où il fera les images d’un court métrage de 19 mn, Rio Chiquito et d’un autre court métrage de même durée, Camilo Torres, biographie d’un prêtre propagandiste de la Théologie de la libération. Dans un pays où plus de cent enfants meurent de faim chaque jour, il s’est rendu compte que son amour du prochain prêché par l’Église était impossible dans une société capitaliste où il fallait d’abord changer les structures sociales, politiques et économiques. Camilo Torres fut tué le 15 février 1996, dans un combat contre les troupes gouvernementales.

Rio Chiquito, film dédié à la mémoire de Hernando Gonzalès, étudiant de 23 ans tué le 22 septembre 1965, est un témoignage sur le vif de la résistance d’une vallée contre l’armée colombienne. Images charbonneuses de guérilleros qui montent la garde tout en protégeant les chevaux et le bétail et participent avec les paysans à la coupe de la canne à sucre. Contrastes de noir & blanc. Montagnes écrasées par un soleil qui blanchit tout sur son passage : corps et vêtements. Visages inquiets, mais sereins des "mouvements d’autodéfense", pris sous le feu des bombes des hélicoptères et des avions. Des marches paisibles qui se transforment en action de maquisards. Le meilleur allié du guérillero est la mobilité, alors on crapahute, on se place sous la protection de la forêt et de la montagne. Marche harassante, où les enfants comme les adultes portent leur part de bagages. "Visages sur lesquels on peut lire parfois la lassitude, la tristesse aussi, mais jamais le désespoir." Le second allié est la parfaite connaissance du terrain. "La paix, le bonheur en Colombie, au pied de la Cordillère, ça n’existe pas", car la vallée est meurtrière.

En septembre 1965, la vallée de rio Chiquito a quinze ans d’indépendance, mais elle sait qu’elle va mourir. Vingt postes militaires l’encerclent. Ici on vit entre deux saisons, entre deux guerres. Le commentaire net et précis, écrit par Jean-Pierre Sergent, est sans aucun doute très inspiré par un certain Chris Marker. Des phrases qui sonnent donnent le ton de l’époque, tout en demeurant d’actualité. De ce fait, Rio Chiquito n’a pas pris une ride. La guérilla est une chose sérieuse et si les enfants nettoient les armes, ce n’est pas pour eux un jeu, mais c’est avant tout, pour apprendre à s’en servir. Le programme de la révolution est clair : "la terre à ceux qui la cultivent, car les choses appartiennent à ceux qui les rendent meilleures". Depuis deux ans, la moitié de l’armée colombienne est engagée dans "des opérations d’assainissement" comparant les paysans rebelles à des détritus.
La dernière phrase du film, "L’écho de leur combat nous parviendra encore longtemps", était prémonitoire, puisqu’il fallut attendre 2016 - plus de cinquante - pour que des pourparlers mettent fin à cette guérilla. En 1983, Bruno Muel retournera en Colombie où il retrouve ses amis les guérilleros des FARC et réalisera Longues marches pour la télévision française.

Le groupe Medvekine de Sochaux
 

Et ce sera la grande épopée de la fin des années soixante et le début des années soixante-dix, à Besançon et à Sochaux. S’il n’est pas l’opérateur de À bientôt j’espère du couple Mario Marret-Chris Marker, il sera, en 1968, le faiseur d’images de Classe de lutte, premier film du Groupe Medvekine. (1)
Sochaux 11 juin 68, une coréalisation Pol Cèbe, Bruno Muel & Chris Marker, est la première œuvre du groupe Medvedkine de Sochaux. Aujourd’hui, on a trop tendance à oublier que Mai 68, ne fut pas seulement des barricades au Quartier Latin. Film de rappel, authentifiant les grèves de 1968, qui firent deux morts et cent cinquante blessés parmi les ouvriers, dont certains furent amputés d’un pied ou d’une main. L’un des matraqués, accidenté, tombé à terre, raconte l’acharnement des policiers qui le frappèrent.

L’expérience des groupes Medvedkine s’étala sur sept ans (de 1967 à 1974). D’un côté, les ouvriers des usines Rhodiacéta de Besançon et de Peugeot à Sochaux, de l’autre quelques techniciens de cinéma, ingénieurs du son, cameramen, monteurs et réalisateurs, se sont réunis pour faire des films ensemble. Pas n’importe quels films, de ceux qui pourraient apporter une nouvelle réflexion sur les rapports entre le travail et les loisirs. Bruno Muel fut l’une des chevilles ouvrières de ces groupes. Il regrette aujourd’hui que l’expérience n’ait pas fait école. Cependant, elle laisse, dans la mémoire de ceux qui y ont participé, "le souvenir d’heures exceptionnelles."

Courts métrages avec René Vautier (1970)
 

En 1970, René Vautier fait appel à lui pour le tournage de plusieurs pellicules. (2)
Les Trois Cousins (10 mn), dans les décombres du tristement célèbre bidonville de Nanterre : trois cousins algériens à la recherche d’un travail en France meurent asphyxiés par un poêle à charbon.
Les Ajoncs (10 mn), fable poétique, interprétée par le grand acteur algérien Mohamed Zinet : proche de la nouvelle Crainquebille de Anatole France (1901), ce court métrage montre les deux faces de la France des années soixante-dix, un policier raciste et des ouvrières solidaires de l’immigré.
La Caravelle (8 mn) : une jeune institutrice, Élizabeth Wiener, enseignante en Tunisie, a des rapports conflictuels avec l’un de ses élèves, orphelin algérien.
Techniquement si simple (15 mn), pochade sur le non-engagement : un coopérant français se remémore son travail "technique", lorsque durant la guerre d’Algérie, il posait des mines, qui aujourd’hui encore tuent ou mutilent de nombreux civils.

Septembre chilien (1973)
 

Le 11 septembre 1973, le général Augusto Pinochet renverse le gouvernement légalement élu de Salvador Allende et s’empare du pouvoir en écrasant toute opposition. Bruno Muel, en compagnie de Théo Robichet, décide de se rendre à Santiago.
À la faveur de rencontres, non sans danger, avec des militants de l’Unité populaire. Il raconte : "Je ne peux pas oublier la façon dont j’ai pris la décision de partir pour faire ce film, décidé à montrer ce que je voulais et surtout déterminé sur la manière dont j’entendais prendre les images. Je revois ces deux femmes, réfugiées brésiliennes dans le Chili de Salvador Allende, dont les maris avaient été faits prisonniers dès les premiers jours du coup d’État. Emmenées au Stade national, ces deux femmes avaient, aussitôt après l’arrestation de leurs maris, été violées par les soldats. Elles voulaient parler. Malgré les risques, elles ambitionnaient de faire savoir au monde entier ce qu’elles avaient vécu, crier au secours et demander de l’aide pour leurs maris. […] L’endroit où je les filmais m’avait semblé évident. La source de lumière était entre nous, les laissant à moitié en contre-jour. Leur témoignage est fort, l’image est vive, impressionnante. Je pense que c’est à cause de l’intimité de ce qu’elles avaient à dire et l’horreur de ce qu’elles avaient vécu, que je m’étais tassé dans le coin de la pièce comme un enfant terrorisé. Ce que je veux souligner, c’est qu’il est important pour un cinéaste, autant pour un documentariste que pour un autre, de revendiquer son travail. C’est parce qu’il y va d’un regard sur le monde et que si plusieurs points de vue sur la société viennent se mêler, il n’y a plus de film, la vérité du témoignage s’estompe, se dilue".

Si on tient à citer ce long extrait du livre de Bruno Muel, c’est pour souligner, d’une part, le travail du preneur d’images et d’autre part, l’éthique du réalisateur qui croit à ce qu’il fait. Une démarche singulière capable de s’intégrer à un collectif. Bruno Muel résume le film par cette phrase : "comment les rêves brisés des uns touchent au cœur les autres". Outre les nombreux témoignages qui irriguent Septembre chilien, on voit la première grande manifestation contre la dictature, l’enterrement du poète Pablo Neruda, décédé le 23 septembre 1973, lui qui avait écrit : "Je veux que l’immense majorité, la seule majorité, tout le monde, puisse parler, lire, écouter, s’épanouir." À la voix qui hurle le nom du poète, la foule répond : "Presente." Pendant que les militaires arrêtent, torturent, violent, fusillent, s’élève timidement d’abord, puis comme un cyclone, une Internationale inoubliable. À travers des larmes et des cris, jeunes et personnes âgées, femmes et hommes émus psalmodient le slogan El pueblo unido jamas sera vencido. (3)

Avec le sang des autres (1974)
 

Ce film, en 1974, marque un tournant dans la vie du cinéaste. Il ne se contente plus de prendre des images, mais il les assemble en s’improvisant réalisateur. Pour un coup d’essai, c’est un coup de maître. Son expérience, assimilée au cours des nombreux tournages pour les autres, il en fait son miel pour créer le premier et l’unique film sur le travail à la chaîne à l’usine Peugeot de Sochaux.
Ne pouvant pas filmer à l’intérieur, Bruno Muel a emprunté une masse d’images tournées par une équipe anglaise dirigée par Mark Karlin, qui avait été autorisée par la direction à filmer les ouvriers au travail. Et le montage visuel et sonore va résoudre tous ces manques. Images accusatrices, qui parlent d’elles-mêmes en toute absence de commentaire, seulement soutenues par le bruit étourdissant des machines : presse, meule, aspirateurs, etc. "La machine plus forte que les rêves", comme le dit l’introduction. Face à l’engrenage de la chaîne, l’homme n’existe plus. Nié, broyé, humilié, l’ouvrier n’a plus d’avenir. "Au bout de cinq ans je ne peux plus me servir de mes mains. J’ai du mal à toucher Dominique, ma femme, le soir. Ça me fait mal aux mains. La gamine, quand je dois la changer, je ne peux pas dégrafer les boutons de ses vêtements. Dans ces moments-là, j’ai envie de pleurer. J’ai du mal à écrire, j’ai du mal à m’exprimer. Ça aussi, c’est la chaîne." C’est ainsi que parle en voix off, Christian Corouge. Moment d’émotion intense, révélateur de l’exploitation capitaliste. Le film continue sa vie, il est encore présenté dans des manifestations et accompagné par les protagonistes, dont Christian Carouge. "Il y a longtemps que l’on ne croit plus au bonheur", se plaint une salariée de la chaîne.

Depuis La Sortie des usines Lumière, nous avons pu visionner de nombreuses sorties d’usine, mais celle de Peugeot dans le film de Bruno Muel est bien différente, car on y voit les ouvriers accablés de fatigue qui se précipitent vers les cars qui les emmènent dans leurs cités-dortoirs, leurs foyers de jeunes travailleurs ou d’immigrés, ghettos modernes, la grande technique des patrons de Peugeot ayant toujours été d’éviter la concentration ouvrière, en dispersant chaque groupe de travailleurs dans la campagne de Franche-Comté. Tout a été fait pour isoler, diviser. Seul lieu de rassemblement : les centres commerciaux Ravi, propriété de Peugeot. Tout comme chez Michelin, impossible d’échapper au pouvoir, invisible et omniprésent. Les écoles d’apprentissage, les équipes sportives sont gérées par le patron. Le jour de votre mort, le cercueil ainsi que le prêt du corbillard est facturé par l’entreprise à la famille. Pour mieux diviser, après 1968, les cadres de l’entreprise Peugeot eurent l’idée de répartir sur les chaînes un fils de paysan à côté d’un immigré turc, un Italien près d’un Marocain. Le principe étant, qu’aucun ne parlant la même langue, tous ces manœuvres étaient astreints à travailler sans pouvoir communiquer avec leurs voisins…

Après 1975, l’Angola vient d’accéder à l’indépendance et les nouveaux dirigeants de ce pays ont la ferme intention, à l’instar de Cuba en 1959, de créer une industrie cinématographique. Ils font appel à un grand nombre de techniciens français, susceptibles de les aider dans cette entreprise. Bruno Muel sera l’un d’eux. Il forme de jeunes cinéastes, encadrés par l’écrivain angolais Luandino Vieira. Très vite, les problèmes de succession politique prennent le pas sur l’économie, et le projet échouera. Néanmoins deux films verront le jour : Guerre du peuple en Angola, coréalisé avec Antoine Bonfanti & Marcel Trillat, et A luta continua (17 mn).

Bruno Muel poursuit sa collaboration avec Théo Robichet pour Sahara occidental (26 mn), puis, de nouveau, avec René Vautier, avec lequel il signera en 1978 une partie des images de Quand les femmes ont pris la colère, réalisé par Soazig Chapdelaine.

Il poursuivra son travail avec Jorge Cédron en 1979 pour Tango, et Le Dos au mur de Jean-Pierre Thorn en 1981.
En 1982, il réalisera Rompre le silence, une réflexion et une enquête sur le cancer et les modifications du corps par la chirurgie à partir de son expérience personnelle.

Aujourd’hui, Bruno Muel poursuit son travail de propagandiste en allant présenter ses films ici et là, entraînant parfois dans son sillage ses anciens "acteurs", comme Christian Corouge. (4)

Robert Grélier
Jeune Cinéma n°378-379, février 2017

1. Alexandre Medvedkine (1900-1989), réalisateur de Le Bonheur (Schaste, 1935), avait disparu des dictionnaires. Il a été redécouvert par Chris Marker à la Cinematek de Bruxelles, puis au Festival de Leipzig 1967. Inventeur du ciné-train qui, au début des années trente, sillonna l’URSS pour développer une conscience prolétarienne chez les ouvriers et les paysans, il tournait, développait, montait et projetait le lendemain les images enregistrées la veille.
Les groupes Medvedkine (1967-1974) s’inspiraient de cette méthode, en association avec des ouvriers de la région de Besançon et de Sochaux. Les films étaient produits et distribués par la société de production indépendante ISKRA-SLON fondée par Chris Marker & Inger Servolin.

Les Mutins de Pangée et Iskra ont réédité en trois DVD la quasi-totalité de ces films, accompagnés d’un livre, Les Groupes Medvedkine 1967-1974.

2. René Vautier à Cinémathèque de Bretagne.
René Vautier chez les Mutins de Pangée.

3. Septembre chilien (1973) a reçu le Prix Jean-Vigo 1974.

4. Bruno Muel est mort le 14 avril 2023.


Bruno Muel, Rushes, textes de Bruno Muel et Francine Muel-Dreyfus, coll. Cinéma hors capital(e) n° 6 avec Film flamme, 240 p., Marseille, Éditions Commune, 20161+ DVD comprenant Avec le sang des autres (B. Muel) et Les Trois Cousins (René Vautier), Marseille, éd. commune, 2016.



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