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Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975)
de Chantal Akerman
publié le mercredi 19 avril 2023

par Monique Portal
Jeune Cinéma n°93, mars 1976

Sélection de la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes 1975

Sorties les mercredis 21 janvier 1976, 24 avril 2007 et 19 avril 2023


 


Toute la vie d’une femme, banale et tragique à la fois, tient en trois journées, suivies pas à pas, en trois heures vingt de projection. Jeanne Dielman, veuve depuis six ans, dont le mari n’est plus qu’un souvenir sur une photo jaunie, s’est retirée du monde tout simplement parce que son existence ne valait qu’en fonction de son couple petit-bourgeois. Elle n’est plus rien sinon une sorte de recluse, entièrement dévouée à son fils, adolescent un peu mufle, mais aussi petit homme qu’il faut servir avec respect.


 


 

De la tristesse d’un quotidien lugubre, elle est sauvée par de pauvres gestes minutieusement réglés au long des heures : le tricot du soir, le café préparé selon un rite immuable, la vaisselle scrupuleusement nettoyée. Jeanne n’est ni heureuse ni malheureuse. C’est avec indifférence qu’elle se prostitue recevant un visiteur chaque jour de la semaine, en fin d’après-midi. Aussi absente sans doute que lorsqu’elle épluche ses pommes de terre.


 


 


 

Mais la belle et triste ordonnance de sa vie est dérangée quand elle découvre le plaisir avec un ses clients. Alors elle laisse brûler son repas. Elle va d’une pièce à l’autre, désorientée. Son univers est détruit. Elle s’accroche désespérément à son "programme". Le lendemain, elle se trompe d’une heure. Et le temps prend une autre dimension. Jeanne s’ennuie...


 


 


 

Elle consulte son réveil, rêve au lieu de faire le ménage, rince mal les assiettes. Et puis elle est nerveuse. Ses gestes ont perdu leur précision. En même temps elle retrouve la saveur d’un café frais. Si Jeanne continuait à vivre, elle serait une femme déchirée car elle ne peut plus être indifférente. C’est pourquoi dans un ultime refus de ce qui risque de modifier son existence, elle tue son troisième visiteur.


 


 

Chantal Ackerman a fait de la médiocrité du quotidien une bouleversante tragédie, en refusant l’écriture du réalisme traditionnel qui compose un récit en insistant sur tel ou tel détail. Sa caméra n’est pas sélective, elle restitue toute la réalité. Elle n’utilise aucun effet habituel non plus : pas de travelling, pas de gros-plan. C’est tout un univers qui s’impose, dense compact, dans lequel chaque chose a son importance. La soupière blanc et bleu sur une table vernie fait penser à ces natures mortes du 18e siècle, qui donnent aux objets une présence gênante, angoissante. Il y a véritablement, dans Jeanne Dielman..., un nouveau langage cinématographique. Le spectateur est un peu dérouté au début du film, parce qu’il n’a pas l’habitude de découvrir lui-même ce qui est intéressant ou remarquable.


 


 

Mais c’est finalement lui qui choisit le détail important et qui fabrique l’histoire. La couleur verte d’un liquide à vaisselle assortie à celle d’une brosse accrochée au mur, c’est toute la misère d’une vie trop bien organisée. Une mèche dérangée sur le front de Jeanne en dit plus qu’une longue scène érotique. Et la lenteur du rythme - presque celle de la vie - ne fait qu’ajouter à la puissance des images.


 


 

Seule Delphine Seyrig, avec son jeu précis, sobre, distancié, pouvait entrer dans ce décor où le poids du réel atteint une force peu commune dans le cinéma de ces dernières années. C’est sans doute à cause de ce langage que l’on ne se pose pas la question de savoir quel message la réalisatrice a voulu délivrer au public.


 


 

Son œuvre est tout entière, sans équivoque et sans discussion, la vie d’un être que la société petite-bourgeoise a modelé, et écrasé dès le début. Parce qu’elle est femme, Jeanne ne peut pas s’en sortir. Née dans un autre milieu, elle aurait peut-être eu une chance d’être différente. Chantal Ackerman, dépassant les critiques féministes, les dénonciations claironnantes ou les accusations triomphantes, a tout simplement fait un vrai film politique.

Monique Portal
Jeune Cinéma n°93, mars 1976


Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles. Réal, sc, dial : Chantal Akerman ; ph : Babette Mangolte ; mont : Patricia Canino ; déc et cost : Philippe Graff. Int : Delphine Seyrig, Jan Decorte, Henri Storck, Jacques Doniol-Valcroze, Yves Bical (France-Belgique, 1975, 201 mn).



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