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Remorques (1941)
de Jean Grémillon
publié le mercredi 19 avril 2023

par Nicolas Villodre
Jeune Cinéma n°420-421, mars 2023

Sorties le jeudi 27 novembre 1941, le vendredi 1er avril 1949 et le mercredi 19 avril 2023


 


Après le succès du Quai des brumes de Marcel Carné (1938) et du Récif de corail de Maurice Gleize (1939), le couple Jean Gabin-Michèle Morgan fut reconstitué pour le grand écran dans le récit maritime Remorques de Jean Grémillon (1941), qui se déroule en Bretagne et non plus en Normandie. Comme le note Jean-Christophe Ferrari (1), nous sommes loin ici d’un populisme "à la Carné". Loin aussi de l’étude de mœurs et du rapport de classes renoiriens, ou du réalisme lyrique d’un Jean Epstein dans ce même Finistère tempétueux. Il faut dire que Remorques fut tourné à 90% en studio, à Billancourt, parfaitement équipés pour le film sonore avec du matériel américain Western Electric "Wide Range". Et, pour le reste, à Brest. Le producteur Raoul Ploquin, qui avait signé les contrats pour la UFA, commença sa mise en boîte en 1939, avant de céder les droits à la société Imperial Films de Joseph Lucachevitch.


 


 

Tournage et montage sont contrariés par les événements politiques et par le manque de temps dont dispose alors la vedette féminine Michèle Morgan, engagée dans un autre projet, Les Musiciens du ciel de Georges Lacombe (1940). En 1939, elle peut se libérer durant le week-end prolongé du 14 juillet (qui, heureusement, tombe un vendredi). Cela permet à Jean Grémillon - et à Jean Gabin - de mettre en scène la magnifique séquence de la plage du Vougot, à l’ouest de Guissény.


 


 

En voyant ces images, on regrettera que peu de traces filmiques aient été gardées de Brest, la ville ayant été rayée de la carte peu de temps après, par les bombardements de la guerre. Brest est donc évoquée au moyen des cartons-pâtes de Alexandre Trauner, troués de découvertes, de transparences sur la mer et sur le port et de vues photographiques agrandies. En août 1939, sont enregistrées en studio et dans la cour, à Billancourt, les scènes des noces. Mais, dès septembre, les prises de vue doivent s’arrêter en raison de la déclaration de guerre qui implique la mobilisation d’une bonne partie de l’équipe, à commencer par celle de Jean Grémillon et de Jean Gabin. Le 6 mai 1940, le film reprend, grâce à une permission exceptionnelle du ministère de la Marine, partie prenante du film, ne serait-ce que par son service de com’ - on disait "propagande" à l’époque. Sont captées les scènes de Jean Gabin et Michèle Morgan à l’hôtel et dans les intérieurs de la maison de la plage.


 


 

L’arrivée des Allemands à Paris au mois de juin perturbe, s’il le fallait, le tournage. Le départ de Michèle Morgan pour Hollywood en novembre 1940, et celui de Jean Gabin en février 1941, n’autorisent plus le moindre repentir. En juin 1941, la presse annonce la prochaine distribution du film par la Tobis. Yvonne Martin et Jean Grémillon achèvent le montage en juillet-août 1931. Remorques sort à Paris le 27 novembre 1941.


 


 

Disons un mot du contenu. Le long métrage est tiré du roman éponyme de Roger Vercel, lui-même inspiré de la vie du capitaine de remorqueur Louis Malbert. L’histoire fut revue et corrigée, successivement, par André Cayatte, Charles Spaak et, pour finir, par Jacques Prévert à qui l’on doit dialogues, mots d’esprit et d’auteur (genre : "L’été, la belle saison, pour nous, c’est le chômage. Il ne peut pas faire vilain tous les jours, ce serait trop beau !").
S’agissant d’un film de marins, c’est un film d’hommes. De navigateurs attendus anxieusement par leur Pénélope, à commencer par Madeleine Renaud, mariée pour de faux au capitaine Laurent (Jean Gabin). La moitié de son second, Tanguy (l’excellent comédien Charles Blavette), moins patiente sans doute, aura tendance à le cocufier.


 


 

Avec l’entrée en scène de la mystérieuse Catherine, dite Aimée (Michèle Morgan), l’histoire devient celle d’un ménage à trois, plus proche du mélodrame que du théâtre de boulevard. Jean Grémillon, sur une idée de Jacques Prévert, amorce l’anecdote par un mariage, sur un air de valse ; il la clôt par un enterrement, avec moult incantations religieuses qui provoquèrent l’ire de l’incroyant Prévert - une assez longue fâcherie entre les deux hommes s’ensuivit.


 


 

Les marins se montrent un peu machos sur les bords, misogynes, limite homophiles. Jean Gabin n’hésite pas à envoyer un coup de poing au mari de Catherine (Jean Marchat), un Hollandais qui a cherché à le voler en l’empêchant de toucher la prime de sauvetage de son navire, le Mirva. Jacques Prévert fait dire au capitaine : "Tout le monde dans la vie a ses petits emmerdements, il n’y a qu’à les laisser glisser, on les laisse là, on les laisse à terre, c’est comme les femmes, on ne ferait pas mal de les laisser à terre", puis au Besco (Fernand Ledoux), surenchérissant : "Voilà ce qui s’appelle un homme franc. Oui, c’est un homme". Plus loin, Catherine fera cette remarque sensée au capitaine Laurent : "Tous les hommes sont des brutes". Ce dernier relativise l’amputation à la main du jeune marié blessé durant le sauvetage : "Deux doigts en moins : ne plus naviguer ? Qu’est-ce tu veux qu’il fasse ? Du tricot ? C’est drôle, vous êtes toutes les mêmes".


 


 

Contrastant avec le tumulte nocturne où les navires emportés par la houle sont contrefaits avec les moyens du bord - de simples maquettes pour enfants - et la tempête, simulée dans un verre d’eau, en studio, une belle séquence diurne s’ouvre sur un plan large de plage blanche déserte. Elle se poursuit par une promenade de flirtaison entre la belle et notre héros, censé au départ chercher un lieu de repos (définitif ?) pour sa fragile épouse. Et se conclut, dans tous les sens du terme, par l’accouplement des tourtereaux dans la maison visitée, décor surréaliste s’il en est - comme l’est l’étoile de mer chère à Robert Desnos ramassée sur le sable -, qui rappelle à la jeune femme "un film d’épouvante avec des fantômes". Ces superbes images en noir & blanc rompent avec celles qui précèdent et le tohu-bohu des tentatives de remorquage.


 


 

Ce qui est remarquable, dans Remorques, c’est le traitement de la bande-son, notamment dans cette lutte contre les éléments. La colonne audio joue à plein dans le profilmique, dans le jeu des comédiens, leur phrasé, leurs hésitations ou leurs interventions hâtives. Lors du premier échange entre Jean Gabin et Madeleine Renaud, celui-ci débite son texte avec naturel et une certaine distance mécanique. Sur un tempo vif, suivant sa singulière rythmique, il place une des répliques à contretemps : son "C’est vrai ?" paraît couper la fin de la phrase de sa partenaire qui, très pro, reste imperturbable. Jean Grémillon garde au montage ces écarts interprétatifs. Si Madeleine Renaud a la diction parfaite d’une comédienne du Français et respecte à la lettre les dialogues de Jacques Prévert, Michèle Morgan articule à peine son discours amoureux dans la maison de la plage, elle joue l’émotion, elle feint la spontanéité, elle préfère le signifiant au signifié. La fin de l’autocitation allusive au Quai des brumes - "Taisez-vous. Embrassez-moi", - est inaudible ou exige du spectateur une fine oreille. Michèle Morgan marmonne quelque chose comme "Prenez-moi".


 


 

Philippe Roger (2) nous rappelle que Jean Grémillon, dans une première vie, avait été musicien : il avait étudié la composition à la Schola Cantorum. Roland Manuel, l’auteur de la partition de quatre de ses longs métrages, dont Remorques, insiste sur la "primauté du rythme visuel au cinéma", estimant que "il est toujours plus aisé d’adapter l’image à la musique que d’adapter la musique à l’image". Le finale du film qui avait heurté Jacques Prévert est une séquence étonnante, autonome, une œuvre en soi - comme le sera, dix ans plus tard, la bobine de ballet concluant le film An American in Paris de Vincente Minnelli (1951). Un véritable oratorio qui a pour support une section orchestrale dissonante de Roland Manuel et pour paroles "La Prière des agonisants", dite par une voix masculine chantante. Le musicologue Philippe Langlois estime que Jean Grémillon est un "pionnier de la musique concrète". Remorques, reparu lors de la sortie de Lumière d’été (1946), inspire alors Pierre Schaeffer, "deux ans avant que celui-ci n’invente la musique concrète". Le film relève de la "symphonie industrielle", catégorie esthétique proposée par Dominique Noguez. Comme le cinéaste d’avant-garde Walther Ruttmann - cf. Wochenende, 1929) (3) -, Jean Grémillon pratique assez tôt le collage sonore rendu possible par la piste optique 35 mm, dès avant l’arrivée de la bande magnétique. Avec Roland Manuel, il joue sur les variations de vitesse, et utilise le "procédé de partition rétrospective", dès La Petite Lise (1930). Pierre Schaeffer écrit, en 1946, dans La Revue du cinéma  : "Dans Lumière d’été, Jean Grémillon va jusqu’à enregistrer deux cents bruits différents. Il les recompose pour donner une image sonore plus riche que le son brut. Ainsi, le son porte comme l’image la marque personnelle de l’auteur du film".

Nicolas Villodre
Jeune Cinéma n°420-421, mars 2023

1. Jean-Christophe Ferrari, Remorques, Chatou, La Transparence, 2005.

2. Philippe Roger, Lumière d’été de Jean Grémillon, Crisnée, Yellow now, 2015.

3. Wochenende de Walther Ruttmann (1929).
Le film est une œuvre sonore, sans images, un collage de bruits de la vie quotidienne, qui évoque le week-end d’un travailleur.
Cf. "À propos de Walter Ruttmann"


Remorques. Réal : Jean Grémillon ; sc : Roger Vercel, Charles Spaak, André Cayatte & Jacques Prévert, d’après le roman de Roger Vercel (1935) ; dial : Jacques Prévert ; ph : Armand Thirard ; mont : Yvonne Martin ; mu : Alexis Roland-Manuel ; déc : Alexandre Trauner. Int : Michèle Morgan, Jean Gabin, André Laurent, Madeleine Renaud, Fernand Ledoux, Charles Blavette, Jean Marchat, Nane Germon, Anne Laurens, Marcel Duhamel, Jean Dasté, Henri Poupon, René Bergeron, Marcel Perès, Henri Pons, Jean Sinoël (France, 1941, 84 mn).



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