par Philippe Roger
Jeune Cinéma n°420-421, mars 2023
Sélection du Festival du film de La Rochelle 2022
Sortie le mercredi 26 avril 2023
Alain Cavalier pratique depuis plusieurs décennies l’expérience savoureuse de la liberté, offrant à son public l’occasion renouvelée de beaux partages. "Libera me" reste la devise de ce filmeur discret pour qui le spectateur est un ami fidèle, chaque nouvelle œuvre prenant la forme d’un portrait, lieu d’une rencontre vivante. Reprendre ici le titre de ses films (Libera me, Portraits, La Rencontre, Vies, Le Filmeur, L’Amitié) indique la cohérence d’un parcours créateur assez unique.
Nous pourrions employer les mêmes termes qu’en 1997, lorsque nous rendions compte de La Rencontre : "Le dernier film d’Alain Cavalier est à la fois paradoxal et miraculeux". Il y a toujours du paradoxe et du miracle dans L’Amitié, son nouveau poème en prose. Du paradoxe, car son film s’aventure très loin dans l’intimité de personnes pour autant respectées par un regard aussi léger que profond ; du miracle, car ce cinéma fait comme aucun autre toucher l’acte de création dans ce qu’il a d’humain et de divin.
Il y a un plan inoubliable dans L’Amitié. Le premier personnage du triptyque, le parolier Boris Bergman, masse les mains du filmeur nonagénaire. Vue de près, la peau ridée d’Alain est réchauffée par les mains de Boris. Après avoir massé la main gauche du filmeur, le parolier lui demande s’il peut passer à la droite, celle qui tient la caméra et Alain Cavalier relève le défi acrobatique, poursuit le plan en changeant de main. C’est au tour de sa main droite, celle qui tient d’habitude la caméra, d’accueillir la chaleur de Boris. "Je flotte !" s’exclame Alain à la fin du massage, accompagnant l’envol de sa main qui flotte maintenant dans l’espace, tel un astronef. Et la caméra de suivre cette main dans son vol au dessus du monde, toujours dans le même plan, jusqu’à une machine à laver dont l’essorage sonore évoque le tournoiement des comètes.
Comment dire de façon plus émouvante et plus drôle ce qu’est l’art ? D’abord l’art est artisanat. En filmant cette main droite exceptionnellement dépourvue de sa caméra, le filmeur donne à voir son outil de travail. Main qui caresse, main qui crée. Alain Cavalier écrit son cinéma à la main. Rien de plus fort, en ouverture du film, que la plume qui court sur le papier, traçant à l’encre les paroles de Vertige de l’amour comme l’arabesque d’un ruban qui se déroule. Cinéma sensuel et spirituel que celui de Alain Cavalier. Car l’art est ensuite affaire de métaphysique. Dans L’Amitié, la transcendance passe par l’immanence : c’est par la palette infiniment variée de la matière concrète que ce cinéma humble accède au trait de lumière de l’esprit. Une lumière qui, comme le vent, va où elle veut et n’a nul besoin de dogmes.
Quand le deuxième personnage du triptyque, le producteur Maurice Bernart, calé dans son fauteuil, se met à tenir un discours religieux, on ressent l’étonnement poli, presque amusé, du cinéaste non-croyant. De même quand le troisième personnage, le coursier Thierry Labelle, évoque un certain mysticisme pour son union avec celle qui deviendra sa compagne, sur une île sacrée d’Afrique.
L’Amitié est aussi un grand film sur l’amour, cette base de nos vies que le cinéma a trop souvent galvaudée, par ses mensonges sur grand écran et ses à-peu-près de convenance. Le filmeur à l’affût peint en réalité le portrait de trois couples, un homme se définissant pour partie par son rapport à la personne qui vit avec lui (Alain Cavalier en sait quelque chose). Révélatrices de leur compagnon, les épouses de Boris, Maurice et Thierry : douce et en retrait, comme le veut sa culture japonaise, la femme attentive de Boris ; voyant tout et dirigeant la maisonnée, la femme illustre de Maurice ; aimante et dépendante, la femme modeste de Thierry. À chacun de ces couples en mouvement, Alain Cavalier demande de lui décrire les circonstances de leur rencontre, qui disent beaucoup de leurs vies.
L’Amitié parle aussi d’amitiés. Il y a celles qui unissent Alain Cavalier à ces êtres si divers. Avec le premier, il eut un projet de film : rendre compte en vase clos de la naissance d’une chanson de Bashung. Le deuxième produisit son plus grand succès, Thérèse (1986). Le troisième fut l’un des protagonistes de son Libera me. Toujours juste, Alain Cavalier n’idéalise pas pour autant ce sentiment subtil, fort et fragile ; l’amitié entre Boris Bergman et Alain Bashung, un jour se fracassa.
Il y a parfois des silences dans les scènes, et des blessures de vie plus ou moins cicatrisées. Enfant caché, Maurice n’a jamais oublié les résistants pendus qu’il vit sous l’Occupation, à deux pas des consommateurs attablés aux cafés de Montauban. Thierry le costaud eut du mal à se remettre d’un grave accident de moto.
Le fil rouge de ces vies pourtant accomplies, heureuses à leur manière, est une forme d’inachèvement, celle qui caractérise l’humaine condition. Boris aurait préféré le rôle de chanteur à celui de parolier dans l’ombre ; Maurice n’a jamais osé passer à la réalisation de long métrage, qui le tentait. Petit banlieusard, Thierry s’est rêvé navigateur solitaire. Ces "grands départs inassouvis", ces horizons secrets font partie intégrante de leur riche personnalité, comme d’autres manques peuplent certainement celle du filmeur. Tout portrait est un autoportrait, et L’Amitié n’échappe pas à cette règle. Les reflets d’Alain - dans un sombre miroir ancien de l’intérieur cossu de Maurice, dans la porte coulissante d’un bus, dans les lunettes de Boris posées parmi le désordre de son bureau - disent l’inscription du filmeur dans son geste créateur. Si la pudeur d’une malice qu’on s’applique à soi-même comme à l’autre n’est jamais très loin, qu’on distingue dans le trou de chaussette du coquet Maurice lorsqu’il s’en va faire sa sieste, l’essentiel est à rechercher ailleurs, dans ce qu’il faut nommer la grâce, qui obsède Alain Cavalier.
Grâce de l’instant, que seul peut saisir un cinéma libéré des pesants apprêts de son industrie. Libre, le cinéaste rejette le mijoté du préparé, l’explicite du voulu ; ce qui n’exclut nullement le travail. À la ligne de sa longue patience, il pêche des moments de grâce que l’instant donne à profusion à qui sait les prendre au vol. Ce sont ces parcelles d’éternité, de beauté pure - parfois le filmeur ne peut se retenir d’admirer la lumière fugace d’un lieu - qui justifient son attention constante. Cette grâce touche à une forme de sainteté, et ce n’est certes pas hasard si la caméra de L’Amitié croise la silhouette, le regard et la voix d’une femme forte qui fut Jeanne d’Arc pour Robert Bresson : l’écrivaine Florence Delay est l’épouse de Maurice Bernart. Lorsque l’alerte octogénaire lit deux passages de ses livres, on retrouve la voix vive de ses vingt ans que Robert Bresson sut capter. Car si le corps change, la voix demeure. Cette lumineuse Jeanne d’Arc le renvoie à la sainte dont il fit le portrait à sa façon inimitable, Thérèse qu’incarna, c’est le mot, la miraculeuse Catherine Mouchet. Tous les films de Alain Cavalier explorent le mystère renouvelé de la grâce de la vie.
Philippe Roger
Jeune Cinéma n°420-421, mars 2023
L’Amitié. Réal, ph : Alain Cavalier ; mont : Françoise Widhoff. Avec Boris Bergman Maurice Bernart Thierry Labelle (France, 2022, 124 mn). Documentaire.