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Cazals, Patrick (livre)
Musidora-Pierre Louÿs, une amitié amoureuse (2020)
publié le vendredi 23 décembre 2022

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°404-405, hiver 2020

Patrick Cazals, Musidora-Pierre Louÿs, une amitié amoureuse. Correspondances 1914-1924, éditions du Horla, 2020.


 


"Pierre Louÿs au cinéma" est un vrai sujet. En revanche, "Pierre Louÿs et le cinéma", c’est-à-dire les relations directes que l’écrivain aurait pu avoir avec l’écran, est de l’ordre du couteau de Lichtenberg, sans manche ni lame.
Non qu’il l’ait ignoré - en 1910, Pathé le contacta (vainement) pour une adaptation de son roman Aphrodite (1896), et des pourparlers avancés eurent lieu en 1921, entre lui (plus exactement ses représentants Pierre Frondaie, Fernand Gregh et Claude Farrère) et Henri Diamant-Berger, en vue d’une autre adaptation de Aphrodite, encore elle. Projet abandonné, qui n’intéressait l’auteur que pour des raisons pécuniaires (il était alors ruiné) et non pour le plaisir de voir sa créature sur un écran. Il n’est même pas certain qu’il ait appris la réalisation de La Femme et le Pantin, en 1920, par Reginald Barker.

Quant à fréquenter les salles de cinéma, quelle idée ! Pierre Louÿs n’était pas curieux de son temps, comme Apollinaire ou Colette. Comme les écrivains du tournant du siècle, il suivait les spectacles "nobles", fréquentait les théâtres, l’Opéra, parfois les Folies-Bergère et c’est d’ailleurs là, en mars 1914, dans La Revue de l’amour, qu’il repéra Musidora. Mais les salles de cinéma, non, le "merveilleux moderne" n’était pas son territoire d’élection - la photographie, oui, et l’on sait combien il l’utilisa pour constituer sa fameuse collection de curiosa. S’il connut de très près Musidora, il ne l’a assurément jamais vu déguisée en Irma Vep.

On savait, grâce à la biographie de Jean-Paul Goujon (1), spécialiste émérite de l’écrivain (et de bien d’autres), que les relations entre Pierre Louÿs et la "Dixième Muse" avaient été longues et soutenues, bien plus qu’avec la plupart de ses nombreuses partenaires -, s’il n’a pas atteint les mille e tre de Don Giovanni, il n’a pas dû en être très loin.
Les dates de l’ouvrage indiquent un début, 1914, et une fin, 1924. En réalité, la parenthèse enchantée est plus courte, car, à partir de septembre 1919, Musidora va tourner en Espagne. Son aventure passionnée avec le torero Antonio Canejo et les films qu’elle y réalise (2) la tiennent le plus souvent éloignée de Paris. Elle est là-bas lorsqu’elle apprend la mort de Pierre Louÿs, le 6 juin 1925, et Patrick Cazals ne précise pas si elle l’a revu lors de ses courts passages en France.

Mais pendant au moins cinq ans, leur amitié amoureuse, pour reprendre le titre du livre, a été ardente. "Fort jolie personne, joue intelligemment, intéressante à connaître ". C’est ce que Pierre Louÿs, au retour des Folies-Bergère, note dans ses carnets. La connaissance directe ne tarde pas, puisque c’est l’amant en titre de Musidora, ami de l’écrivain, qui la lui présente. Pierre Louÿs trouve en elle une auditrice attentive - elle n’était pas seulement intelligente sur scène -, une élève et bientôt une compagne dans l’existence de fêtard qu’il mène (il vit la nuit).

Il note tout, ses activités et ses conquêtes, et son carnet de l’été 1915 n’est empli que de Musidora. Aucun n’est entravé par une moralité rigide, chacun a déjà un partenaire "officiel", Pierre Labrouche pour elle, Claudine Roland pour lui, mais l’entente règne entre les quatre. De toutes façons, la relation amoureuse s’exerce sans exclusive et le libertinage est la règle - "Musy" aura d’autres amants et Pierre Louÿs d’autres maîtresses, ce qui ne compromet pas leur complicité. ll lui confiera même une mission de confiance : s’occuper de l’éducation amoureuse de son filleul, Tigre, 18 ans, en réalité le fils qu’il a eu avec Marie de Régnier (et que Henri, son mari, a reconnu). Musidora s’en chargera avec le soin demandé.

On peut concevoir combien les rapports de l’écrivain et de l’actrice étaient connivents. Les très nombreuses lettres de l’un et de l’autre que Patrick Cazals reproduit en sont la preuve. Qu’il s’agisse de simples billets, pneumatiques ou messages ponctuels, ou de longues missives envoyées par Musy au cours de ses déplacements - car si elle a cessé de tourner avec Louis Feuillade en 1917, c’est pour devenir à son tour réalisatrice - Minne, film resté inachevé, La Vagabonde (1917) qu’elle filme en Italie, La Flamme cachée avec Roger Lion sur un scénario de Colette (1918), Vicenta qu’elle tourne en Espagne (1919) -, la conversation continue, à la fois diserte et précise, intime et courtoise : on se vouvoie, on se donne du "chère amie" ou du "grand’ami".

Mais elle va s’arrêter : Pierre Louÿs s’enfonce peu à peu, il est presque aveugle, affaibli par la drogue, pris en main par son entourage, ses secrétaires zélés, sa femme (après la mort de Claudine Roland en 1920, c’est sa demi-sœur Aline qui l’épouse et lui donne trois enfants). Lorsqu’il disparaît, à 56 ans, "l’ermite du Hameau" n’est plus que transparence.
Musidora demeurera fidèle à son souvenir. En 1950, elle prend contact avec Yves-Gérard Le Dantec, premier rassembleur des poèmes éparpillés de Pierre Louÿs, lui dévoile les lettres conservées, enregistre de chaleureux souvenirs pour la Radio suisse.

Pour qui apprécie le charme épistolaire de l’auteur du Pervigilium mortis, c’est un plaisir de retrouver "son ironie, son goût pour la parodie, cette étonnante vitalité dans le futile qui caractérise toutes ses lettres", comme l’écrit Jean-Paul Goujon dans sa préface.
Pour qui ne connaît pas sa correspondance, c’est une bonne façon de la découvrir, avant d’aller plus loin (3).
Quant à Musidora, ce n’est pas son œuvre écrite, guère accessible (4) qui vient à l’esprit lorsqu’on l’évoque, mais ses diverses images iconiques, les yeux gigantesques de l’affiche des Vampires ou son maillot de soie noire. Ici, elle s’est placée naturellement à hauteur de son correspondant, usant du même ton enjoué (5) ou ne reculant pas devant des confidences plus qu’intimes (6).
Nous savions, depuis les ouvrages anciens de Francis Lacassin et de Patrick Cazals et les actions récentes du même et des Amis de Musidor (7), que Jeanne Roques n’était pas n’importe qui. Ce précieux ouvrage vient le confirmer.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°404-405, hiver 2020

1. Jean-Paul Goujon, Pierre Louÿs, une vie secrète 1870-1925, Paris, Seghers / Pauvert, 1988, puis Pierre Louÿs, Paris, Fayard, 2002.

2. Vicenta (1919), Pour Don Carlos (1920), Sol y sombra (1922), La tierra de los toros (1924).

3. Quelques milliers de pages à savourer entre Correspondance avec Gide et Valéry (Gallimard 2004), Correspondance avec Henri de Régnier (Bartillat 2012), Correspondance avec Jean de Tinan (Le Limon, 1995), Mille lettres inédites à Georges Louis (Fayard, 2002), etc.

4. Il semble que Paroxysmes (1934) ou La Vie sentimentale de George Sand (1946) n’ont jamais été réédités.

5. "Pour vous retrouver à Nice, je ne vois qu’un moyen : m’habiller d’algues marines, un galet dans chaque main, pieds nus, cheveux au vent. À la nuit tombée, quand les volets seront clos, je jetterai mes galets dans vos persiennes en murmurant dans le vent, avec la mer qui houle : Pierre Louÿs… Pierre Louÿs…" (p. 111).

6. "J’ai toujours sous la main Les Chansons de Bilitis  ; le soir, je les ouvre à cette page : ’Soyez donc heureux cette nuit". Si mes doigts enfantent des caresses, vous seul le saurez jusqu’à demain matin ; car, cette nuit, Musidora va payer Musidora… » (p. 58).

7. Pour mémoire : Francis Lacassin, "Musidora", Anthologie du cinéma, 1971 ; Patrick Cazals, Musidora, la Dixième Muse + le film du même titre (Henri Veyrier, 1978(2013).


Patrick Cazals, Musidora-Pierre Louÿs, une amitié amoureuse, récit et correspondances 1914-1924, préface de Jean-Paul Goujon + DVD, Musidora, la Dixième Muse, collection Livre-DVD, Argenteuil, éditions du Horla, 2020.



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