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Sur l’Adamant (2023)
de Nicolas Philibert
publié le dimanche 23 avril 2023

par Anita Lindskog
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection officielle en compétition de la Berlinale 2023, Ours d’or.

Sortie le mercredi 19 avril 2023


 


Sur l’Adamant est le premier volet d’un triptyque sur la Santé mentale.
L’Adamant est un hôpital de jour psychiatrique unique en son genre : c’est un bâtiment flottant, un bateau-péniche, un abri dans le havre. Amarré depuis 2010 sur la Seine, en plein cœur de Paris, il accueille des adultes souffrant de troubles psychiques, leur offrant un cadre de soins, les aidant à renouer avec le monde, à retrouver autonomie et élan. Le cinéaste montre le caractère ouvert et protecteur du lieu et en particulier le dispositif synchronisé de relèvement des panneaux de bois brise-soleil permettant de baigner l’intérieur d’une lumière naturelle et égale. Le film nous permet d’aller à la rencontre de personnes qui inventent jour après jour leur quotidien.


 


 


 

Nicolas Philibert, après La Moindre des choses sur une clinique où personnel soignants et pensionnaires travaillaient ensemble à la création d’une pièce, en 1997, puis De chaque instant, un documentaire consacré à un institut de formation en soins infirmiers en 2018, n’a de cesse de poser son regard humaniste sur le soin … autrement. L’Ours d’or du Festival de Berlin aura donc récompensé, à la surprise quasi générale, un documentaire en psychiatrie, donnant ainsi une chance rare et exceptionnelle pour le public de le voir et de se sentir concerné. En particulier en France où ces troubles sont peu connus, sinon des familles et des proches qui sont les soutiens effectifs des personnes, et trop souvent stigmatisés, alors que la psychiatrie se trouve en état de détresse.


 


 

La scène d’ouverture où François chante de façon habitée et talentueuse "La bombe humaine" du groupe Téléphone, produit une véritable déflagration. Il s’agit d’une interprétation en forme de manifeste - cri où les paroles nous explosent en plein cœur : Je veux vous parler de moi, de vous / Je vois à l’intérieur des images, des couleurs / Qui ne sont pas à moi, qui parfois me font peur / Sensations qui peuvent me rendre fou / Nos sens sont nos fils, nous pauvres marionnettes / Nos sens sont le chemin qui mène droit à nos têtes / La bombe humaine, tu la tiens dans ta main / Tu as l’détonateur juste à côté du cœur. Cette séquence d’ouverture constitue l’autorisation d’embarquement, le permis de montée à bord, celui de voir à l’intérieur, de se laisser étonner par les rencontres humaines avec tous les membres de cet équipage de fortune.


 


 

Le réalisateur s’invite à bord, suggérant ainsi que la maladie invisible le concerne. D’emblée la présence de l’équipe de tournage suscite des craintes, des interrogations et des confidences. "C’est quoi ton prénom ? T’as une bonne amie ?", "T’as une voiture pour trimballer tout ton machin ?", ou encore cette femme qui n’a que deux choses à dire "Ils m’ont volé ma liberté".


 


 

Vous êtes libres, vous ?". "Mais vous, c’est nous", répond Nicolas Philibert par sa seule présence, en étant simplement là avec sa caméra, en filmant la parole et donnant libre place à ces personnes que la société aime tant juger, ne pas écouter, interner et isoler, ni jamais regarder en face. Du reste, il est difficile de différencier les soignants des patients, les filmés des filmeurs…


 


 

Et au delà de leurs prénoms, comment désigner les passagers de ce voyage au fil de l’eau ? Des malades ? Des usagers ? Des patients ? Des dingues ? Des fous ? François (le chanteur) apporte sa réponse : "Ici il y a des acteurs qui ne comprennent pas qu’ils sont acteurs". Et comme, sur l’Adamant, l’humour règne en maître, "Il y a des vedettes ici", nous dira un autre, et de poursuivre,"ils sont meilleurs que des acteurs de cinéma". Et pourtant, "Personne n’est parfait", comme le chante cet autre résident.


 


 

Le documentaire alterne principalement deux types de séquences : des discussions face caméra avec les personnes parfois en direction de l’équipe du film, mais le plus souvent avec celle de l’Adamant, et les activités créatives écriture, dessin, peinture, etc. auxquelles ils se livrent ensemble.


 


 

Il adopte le rythme du calendrier des activités proposées de la réunion du lundi matin où sont accueillis les nouveaux et sont évoqués les projets, la gestion de la vie commune, le contrôle du budget, de l’atelier de dessin au ciné-club en passant par la couture du mercredi.


 

Puis nous assistons à une galerie de portraits sous forme d’un collage de vignettes qui met en évidence l’hétérogénéité de la psychiatrie. Chaque personne présente une pathologie différente et une manière singulière de se confronter à la maladie, au traitement médicamenteux, aux angoisses, à son parcours. Dans un espace globalement apaisé, la maladie ne se résume plus à une simple privation de rationalité, de molécules ou de socialisation, mais s’apparente bien à une autre expérience du monde.


 


 

La souffrance des patients n’est pour autant pas évacuée du film : elle affleure à travers certains témoignages poignants. L’auteur prend alors le temps de laisser s’installer la situation. Son étonnement autorise la rencontre, la surprise de la rencontre avec tout ce hasard d’où jaillit l’imprévu, tel ce haïku mystérieux "un passe-montagne ça me fait penser à de la purée !". Se révèlent ainsi des personnalités éblouissantes, poétiques et touchantes, qui, une à une, se confient devant la caméra attentive du réalisateur. Leur(s) parole(s), dont le cinéaste explore aussi les langues et les accents fait film en renversant tous les a priori, les clichés.


 


 

La citation de Fernand Deligny (1) placée en exergue du film - "S’il n’y a pas de trous où voulez vous que les images se posent ? Par où voulez-vous qu’elles arrivent ?" -, prend pleinement son sens au travers de cette façon de filmer dans les interstices, de manière plus informelle, entre deux portes. Car ces interstices, ce sont également ceux du collectif, de la société qui laisse passer dans les mailles du filet par un effet de diffraction, les êtres qui ne correspondent pas aux normes établies.


 


 

"Just Open the Doors", c’est précisément le titre d’une chanson composée par Frédéric, un des protagonistes du film, il y raconte son entrée en communication avec Jim Morrison. C’est à ce point que le documentaire touche au sublime. Il s’attarde sur l’expression artistique de chacune des personnes pour transmettre toute leur sensibilité, leur intelligence et leur beauté. Ces richesses personnelles sont les véritables alternatives aux codes sociaux standards, à "l’offre parfaite" de la normalité. Les performances musicales ou picturales de ces sacrées vedettes nous illuminent, nous bouleversent et nous aident à vivre.


 

Les reflets sur l’eau, les ramures des arbres, la danse silencieuse sur le quai d’une jeune fille casquée, sont autant d’interstices filmiques comme les failles, les hésitations, les désirs de tous ces récits de vie en Adamant. Le documentaire se ponctue sur une interrogation quant à la latitude donnée aux patients. Dans la dernière séquence, Catherine demande à diriger un Atelier de danse et se heurte à un refus un peu gêné de la part des soignants chargés du bon fonctionnement. Comme si, en quelques sorte, tous les encouragements à reprendre une autonomie devait trouver une limite, celle où chacun doit rester à sa place ? Mais laquelle ?


 

Dans un ultime plan, un brouillard enrobe le bateau comme une menace sombre. Nicolas Philibert indique fort intelligemment qu’il ne filme donc pas une bulle coupée du monde. C’est un lieu précieux, fragile, à améliorer, et, dans la réalité actuelle, le cinéaste s’interroge avec inquiétude sur sa pérennité.

Anita Lindskog
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Fernand Deligny (1913-1996) fut d’abord instituteur, adepte des idées du pédagogue Célestin Freinet. C’est auprès de jeunes délinquants qu’il commence son parcours d’éducateur spécialisé. Un cheminement qui le conduit au milieu des années 1960 à la clinique de La Borde, fondée en 1953 par le neuropsychiatre Jean Oury, puis à partir de 1967, à Monoblet, dans les Cévennes, où il crée un lieu d’accueil pour jeunes autistes.


Sur l’Adamant. Réal, sc, ph, mont : Nicolas Philibert (France, 109 mn). Documentaire.



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