Alpha Abidjan-Gare du Nord se lit comme un documentaire dessiné. Les auteurs - Bessora pour le texte et Barroux pour les illustrations -, nous content le périple d’Alpha Coulibaly, un ébéniste ivoirien originaire d’Abidjan, qui décide de s’exiler sans visa pour la France et la gare du Nord afin de retrouver sa femme et son fils, partis depuis plusieurs mois et dont il est sans nouvelles.
Inlassablement et courageusement, Alpha s’endettera puis partira, guidé par l’espoir de retrouver les siens. Durant de nombreux mois, "l’aventurier" et ses compagnons d’infortune, Antoine, Augustin, Abebi la prostituée et les autres tenteront d’approcher "le petit mur de Berlin" (Ceuta et Melilla). Ils vivront les expériences funestes et terriblement banales de bien des migrants, surmontant des épreuves que lui imposeront les hommes (passeurs malhonnêtes et trafiquants, petits jobs précaires pour survivre, camps de réfugiés surchargés aux conditions épouvantables, militaires soudoyés). La soif - "Je bois la poussière de latérite, ma soif s’élargit à mesure que la poussière entre dans mon nez" -, le climat ne les épargneront pas non plus.

Alpha Abidjan-Gare du Nord est un album sur l’errance absurde, l’exil et la solitude des migrants, une errance sans visibilité ni fin, qui peut mener à la folie. Comment en effet ne pas sombrer lorsqu’on ne sait pas où est sa famille et lorsque l’on est soi-même considéré comme un citoyen de seconde zone dans son propre pays ? Comment réussir à avancer, sans savoir ni où l’on est ni même où l’on va ? Mais aussi, comment survivre au mensonge et à la culpabilité ?
Barroux et Bessora se complètent, harmonieusement. En nous invitant à suivre Alpha dans son périple, ils nous permettent de comprendre le courage de ces candidats au départ, mais aussi de percevoir des sentiments ambivalents propre à l’exil que l’on imagine avec empathie mais dont on est loin : "Le jour du départ, je suis heureux comme pour une naissance, mais je suis endeuillé comme si quelqu’un était mort. Ce quelqu’un, c’est moi. Je meurs de quitter mon pays, mais je renais de marcher vers un nouveau destin…"

Le roman est écrit dans un style factuel et sobre, avec des phrases courtes et sans pagination, comme pour nous plonger davantage dans cet interminable voyage et dans cette atmosphère instable sans repères ni visibilité. Deux illustrations par page donnent une large place aux grands espaces, pour ne pas dire au vide existentiel. Les touches de couleurs, subtilement dosées, deviennent un fil conducteur et un pas vers la lumière, vers l’espoir… Elles contrastent avec les ombres et les fondus de gris de leur existence lente et monotone… Le trait brut et spontané de Barroux, les courbes sombres et épaisses des visages rendent les personnages proches et leurs émotions perceptibles. Nous sommes là avec eux et nous ressentons pour eux une réelle sympathie. D’ailleurs comment ne pas être solidaires ? Heureusement, il reste le sourire et la solidarité entre "aventuriers"...

Plus qu’un simple album illustré sur le voyage d’un clandestin africain, Alpha Abidjan-Gare du Nord est un récit poignant et réaliste où les auteurs réussissent à traiter le sujet douloureux de l’exil et de la clandestinité avec finesse, intelligence et parfois humour. En choisissant de donner une parole - même mutique, puisque Alpha nous livre son témoignage dans un monologue intérieur -, à un immigré ivoirien, Bessora et Barroux nous proposent un regard bienveillant et digne sur l’immigration. Ils nous interrogent aussi sur la notion de "frontières" et de "limites" et sur ces départs bien souvent contraints des migrants. C’est un roman graphique magnifique, douloureux à lire parfois aussi, qui, grâce à Alpha, redonne enfin une humanité et une identité à ces hommes et à ces femmes anonymes. Un album à découvrir, fort, important, qui interpelle.

Alicia Merino
Jeune Cinéma n°375-376, automne 2016

Bessora & Barroux, Alpha : Abidjan-Gare du Nord, Paris Gallimard, 2014, 128 p.