par René Prédal
Jeune Cinéma n°402-403, octobre 2020
Gaston Bounoure, Humphrey Bogart, Premier Plan n°20, Lyon, SERDOC, janvier 1962
L’occasion de dégâts des eaux dans une partie de la soupente où sont rangées mes revues de cinéma des origines (c’est-à-dire pour moi, fin des années cinquante et suivantes) me fait tomber sur cette publication que j’avais oubliée. "Humphrey Bogart" est intact, même pas jauni, et le contenu est aussi neuf, soixante ans plus tard, que lors de sa parution.
Mais l’ouvrage ne se livre pas au premier regard. Il ne sert à rien de le feuilleter, d’essayer par exemple de repérer en diagonale les passages sur Lauren Bacall, comme ça, pour voir, car on ne trouve rien de ce qui constitue la base des monographies biofilmographiques classiques, aussi bien des études cinéphiliques sur les auteurs que des albums sur les stars, livres qui commencent en ces débuts des années 60 à devenir nombreux, à la faveur de la grande époque des ciné-clubs et donc du développement d’une édition conséquente d’ouvrages sur le cinéma.
Le livre de Gaston Bounoure (1) est un patchwork magistral, une marqueterie judicieuse et un feu d’artifice brillant de textes et documents de longueurs et de natures différentes. Ils abordent, éclairent, esquissent, approfondissent ou explorent, selon les cas, des aspects toujours pertinents du comédien, des films ou de leurs contextes rapprochés, selon l’art des attractions et des rejets, s’attachant à édifier un mythe qui trouve finalement sa grandeur à s’autodétruire pour débusquer (mais est-ce si sûr ?) l’homme derrière l’œuvre. Certains passages se présentent comme la description des séquences de quelques moments du film qu’aurait pu inspirer sa vie (d’avant le cinéma ou de sa fin quand, dévasté par le cancer, il veut encore faire figure avec un douloureux et cynique sens de l’auto-humour noir).
On trouve aussi un dossier chronologique extrêmement fouillé sur l’histoire de la Mafia et, plus généralement, du gangstérisme, pendant toutes les années où Humphrey Bogart tourne des films noirs qui s’y réfèrent directement.
Un ensemble de notices renseigne le lecteur sur tous les metteurs en scène qui l’ont dirigé, dont certains n’ont guère laissé de traces sinon, justement, comme réalisateur d’un film de Bogart. Avec sincérité, Gaston Bounoure pointe ses propres lacunes - dont certaines ont été comblées depuis, notamment par le travail de Bertrand Tavernier -, mais il le fait sous une forme d’élégance décontractée en phase avec le portrait de l’artiste.
Il se débarrasse avec désinvolture du sujet trop attendu, "Humphrey et les femmes", par quelques détails sur ses premiers mariages, puis une simple liste alphabétique de ses partenaires féminines (noms et numéros renvoyant à la liste finale des soixante-dix-sept films de l’auteur) comportant quatre titres avec Lauren Bacall, mais six avec Bette Davis.
On voit qu’il s’agit souvent de traiter avec légèreté d’un ensemble de données résultant d’une recherche rigoureuse : la matière brute est proposée, libre au lecteur de l’animer avec ses souvenirs personnels, voire de son propre imaginaire. Le sommet de cet art de conjuguer sérieux de l’historien et finesse émouvante de l’amour du cinéphile culmine dans la rédaction d’un faux rapport du FBI consignant les faits et gestes d’un seul individu véritable qui aurait vécu toutes les aventures de la plus grande part des personnages interprétés par Humphrey Bogart.
Ce rêve fou de la confusion homme-acteur-personnage est d’autant plus abracadabrant que le comédien a joué un peu tout et son contraire… et qu’il est même mort plusieurs fois. Qu’importe, Gaston Bounoure se tire de ce défi qu’il s’est imposé lui-même, parce qu’il savait que ce jeu touchait en fait au mystère de la "présence" des plus grandes stars, qui semblent chaque fois épouser avec tant de talent un nouveau rôle qu’elles intègrent à leur caractère et à leur existence même. C’est facile en fin de vie dans le cinéma européen où des scénaristes écrivent spécifiquement pour Jean Gabin, Louis de Funès ou Jeanne Moreau. Mais Humphrey Bogart n’a jamais été un acteur de ce type à Hollywood, et peut-être pourrait-on tenter sur ce point de le rapprocher de Michel Piccoli. Comme on le dit dans le métier, ce furent d’immenses vedettes qui pouvaient tout jouer, tant ils savaient trouver en eux-mêmes ce qui les rapprochait du rôle proposé, leur permettant de se couler dans la peau du personnage tout en conservant leur visage à eux et l’essentiel de leur propre personnalité. Le jeu imaginé par le critique est donc plus profond qu’il ne paraît.
Probablement, ce n’était conscient ni chez Humphrey Bogart ni chez ses metteurs en scène, parmi lesquels Gaston Bounoure privilégie, à juste titre car preuves à l’appui, John Huston, à la filmographie aussi chaotique que celle du comédien. Tous deux se rencontrent dans un cinéma de genre où ils parviennent à imposer un cinéma d’auteur, auteur metteur en scène pour John Huston, auteur interprète pour Humphrey Bogart, ou les deux quand ils se rencontrent - Le Faucon maltais (1941), Griffes jaunes (1942), Le Trésor de la sierra Madre (1948), Key Largo (1948), African Queen (1951), Plus fort que le diable (1953).
Le livre s’achève par deux chapitres synthétiques d’une complexité séduisante, intitulés "De la consomption du mythe (ou huit personnages sans quête d’auteur)" et "En filigrane du flegme (le héros hustonien)", qui remettent en perspective les figures que commençaient à dégager quelques critiques spécialistes du cinéma américain et de ces deux entités majeures que sont John Huston et Humphrey Bogart, face aux fameux hitchcocko-hawksiens des Cahiers du cinéma : élan, mais aussi angoisse de l’homme moderne, le héros aventurier, victoire et défaite, lucidité et désenchantement, cynisme et tendresse - la geste du gangster face à l’absurde ambiguïté de la révolte comme de l’indépendance, savoir perdre quand il n’y a rien à gagner…
Cet Humphrey Bogart est un essai roboratif qui devrait éclairer la démarche des chercheurs, aujourd’hui nombreux à se lancer dans l’étude du jeu et des acteurs. Cet ovni déstabilisant constitue d’autant plus un modèle qu’il est paradoxalement inimitable : il indique un état d’esprit, une attitude à adopter face à son sujet.
René Prédal
Jeune Cinéma n°402-403, octobre 2020
1. Gaston Bounoure publie la même année un Resnais dans la Paris, Seghers, 1962, dans toute nouvelle collection, Cinéma d’aujourd’hui, n°5.
Gaston Bounoure, Humphrey Bogart, Premier Plan n°20, Lyon, SERDOC, janvier 1962.