par Gisèle Breteau Skira
Jeune Cinéma n°422, mai 2023
Sortie le mercredi 10 mai 2023
La réalisatrice Tessa Louise-Salomé monte avec Chantal Perrin, en 2006, la Petite Maison Production. Elle réalise et produit des documentaires sur Xavier Dolan et Léos Carax, des films sur les artistes pour les galeries parisiennes d’art contemporain. Les artistes filmés sont Cindy Sherman, Francisco Vezzoli, Fabien Chalon, Terence Koh, Sophie Calle et Caroline Champetier. Ce n’est donc pas un hasard si le film qu’elle réalise autour de Jack Garfein (1930-2019) est, sur le plan formel et plastique, si original et personnel. Son image a le pouvoir d’immerger le spectateur dans l’univers, la pensée et la vision de l’acteur.
Jack Garfein, enfant d’une famille juive tchécoslovaque, fut déporté à 13 ans. Survivant à Auschwitz, il émigre en Amérique et consacre sa vie au cinéma, devenant une figure légendaire d’Hollywood, au théâtre en tant qu’acteur, metteur en scène à l’Actors Studio, où il découvre Steve Mc Queen, Ben Gazzara et James Dean.
Assis sur une chaise au milieu d’écrans géants reflétant des images d’archives de films ou de photos, il égrène réussites et souvenirs douloureux. Célèbre à travers deux films, l’un sur le racisme et l’homosexualité aux États-Unis, sorti en pleine ségrégation raciale, The Strange One (Demain, ce seront des hommes, 1957) et l’autre Something Wild (Au bout de la nuit, 1961) sur le viol d’une jeune femme (interprétée par Carroll Baker, sa femme), décrié par la critique car tourné de façon trop réaliste. Les deux seront censurés et Jack Garfein exclu de fait du milieu du cinéma.
Des extraits en sont présentés par Tessa Louise-Salomé. On y voit les prises de vue en extérieur, un noir & blanc d’une grande beauté ; un couple lutte et se bat, corps à corps mêlés de la victime et du bourreau. Regards-caméra proches, cela a souvent été dit, de ceux de Ingmar Bergman, violents et tendres à la fois, prises de vues érotisant le visage, le cou et le corps dans des tensions improbables, filmant la chair dans sa blancheur et son frémissement, saisissant l’expressivité charnelle du visage de Carroll Baker dans des mouvements furtifs. Jack Garfein, en plus de ses nombreux dons, brille par son talent de cinéaste.
Tessa Louise-Salomé, en démultipliant, exposant et filmant les photogrammes agrandis des différents films, dans un espace d’images où l’échelle du cinéma est amplifiée par la projection, confronte la fragilité de la silhouette de Jack Garfein à l’univers labyrinthique de son inconscient, mémoire fantomatique et ineffaçable du passé, de l’enfant traumatisé par les camps de la mort. Elle construit ainsi, avec une affectivité déjouant le temps et les dates, l’histoire d’un destin artistique hors du commun, irrémédiablement mêlé, voire brouillé, aux traces de cet inconscient meurtri. La voix de Willem Dafoe renforce l’aspect de songe prophétique et, pourquoi pas de conte, car il y a de l’inimaginable, quelque chose de surnaturel à ce destin où, face à la mort, triomphe l’art et l’artiste, Jack Garfein.
Gisèle Breteau Skira
Jeune Cinéma n°422, mai 2023
The Wild One. Réal : Tessa Louise-Salomé ; sc : T.L.S. & Sarah Contou-Terquem ; ph : Boris Lévy ; mont : Simon Le Berre ; mu : Gaël Rakotondrabe. Int : Jack Garfein, Peter Bogdanovich, Willem Dafoe, Irène Jacob (France, 2022, 94 mn). Documentaire.