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Dernier Empereur (le) (1987)
de Bernardo Bertolucci
publié le mercredi 10 mai 2023

par Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°185, janvier 1988

Oscars 1988 du meilleur film, du meilleur réalisateur, du meilleur scénario adapté, des meilleurs décors, des meilleurs costumes, de la meilleure photographie, du meilleur montage, du meilleur son, de la meilleure musique.

Sorties les mercredis 25 novembre 1987, 12 mars 2003, 6 novembre 2019 et 10 mai 2023


 


Un thème d’une audace incroyable : "Le dernier empereur" nous est présenté au milieu d’une cour qui a hérité de toutes les splendeurs d’un vieil empire millénaire, mais qui dès cette époque - 1908 - est un parfait anachronisme. Et c’est en 1967 que Bernardo Bertolucci arrête son récit, à la mort de l’empereur. En Chine, se termine la Révolution culturelle... Des années pleines d’événements extraordinaires. Comment le dernier empereur les a-t-il vécues ?


 

Disons tout de suite que Bernardo Bertolucci a largement utilisé la méthode du flash-back. Elle lui était suggérée par la réalité même : Puyi a écrit ses mémoires. Le procédé amène naturellement à prendre du recul par rapport à l’événement. Ainsi, quand il se remémore son passé, nous le voyons debout, incliné devant son lavabo, tandis que l’eau où ses mains se sont plongées rougit rapidement : il vient de s’ouvrir les veines. Alors il se souvient...


 


 

Les première images évoquées dans le film sont éblouissantes. C’est le sacre du nouvel empereur de Chine. Puyi a 3 ans. Nous sommes - et nous serons longtemps - à l’intérieur de la Cité interdite. Mais l’espace est immense. Il est garni lors du sacre par des groupes d’hommes d’importance inégale, chacun avec sa couleur propre de vêtements, des couleurs claires, belles, où éclate le rouge aimé des Chinois : c’est à la fois vif et discret, un peu construction architecturale peut-être, mais capable de mouvement. Il n’est que de voir le moutonnement des dos quand un groupe se prosterne - rien de brutal - c’est d’un bon goût exquis, rôdé par des siècles de civilisation. Rien du m’as-tu vu des grandes super-productions.


 

Vus de près, ces personnages sont pour nous l’incarnation de l’exotisme. Crânes rasés sur le devant, longue queue de cheveux ramassée en arrière. Et le style des vêtements, la somptuosité des broderies... Mais l’auteur ne sacrifie pas à l’exotisme plus qu’il n’est nécessaire. Il concentre la vision sur son personnage. Et ce personnage, visiblement, ne cadre pas avec l’image que nous suggérerait sa destinée. Rien d’un superman, au contraire un pauvre homme déboussolé par une éducation contre nature. Au début, c’est un petit gamin très sympathique, gai, espiègle, visiblement ravi de sa toute puissance sur son entourage. Il est le dieu vivant, à qui personne n’ose désobéir : il en donne la preuve en faisant absorber l’encre verte dont il se sert habituellement à l’un de ses serviteurs, qui n’ose refuser. Toute sa vie il gardera la nostalgie de cette toute puissance dérisoire qui l’isole, mais il ignorera la chaleur de la famille.


 


 


 

On le sépare de sa mère, de sa nourrice. La distance se creuse même avec son frère Pujie. Toute cette foule de serviteurs, d’eunuques, était en fait composée de gens avides d’argent et peu scrupuleux sur la manière de se le procurer. D’où leur servilité, leurs flatteries.


 


 

Même sans comprendre la situation, l’enfant se sentait terriblement frustré sur le plan affectif. D’où chez lui un sentiment d’insécurité, un déséquilibre. Tout enfant, il explique que l’on goûte sa nourriture avant lui parce que plusieurs de ses prédécesseurs ont été empoisonnés. On le verra plus tard longtemps tourmenté par la peur. Là aussi remontent sans doute les échecs de sa vie sexuelle, de ses mariages. Sa première femme deviendra très vite opiomane. La seconde demandera le divorce, etc. Le film s’en tient à ses premiers échecs.


 


 

Une bonne chance pourtant, mais seulement en 1919, on le dote d’un précepteur écossais - le rôle est interprété par Peter O’Toole. Il établira avec son élève, au-delà des étiquettes, une complicité chaleureuse et non dénuée d’humour. Après un débat sur le kilt écossais, c’est cette fois revêtu d’une robe chinoise qu’apparaît, sourire en coin, notre Écossais devenu par la grâce de son élève un mandarin de haut grade.


 

Mais cette Chine anachronique est ébranlée. Dès 1911, Sun Yat Sen fait proclamer la République. Alors commence la déchéance de Puyi, il conserve son titre d’Empereur, la vie ne change pas pour lui pendant plusieurs années, mais bien sûr dans les limites de la Cité interdite. Quand il en sera chassé il conservera une confortable liste civile et pourra jouer le play boy à Tien-Tsin. Mais - toujours la peur - il se mettra sous la protection des Japonais qui lui proposeront de devenir Empereur du Mandchoukouo, et il acceptera. Nostalgie de la toute puissance ? Peur ? Plus vraisemblablement cette conscience qu’il a eue toujours très forte d’être Mandchou avant d’être Chinois. Mauvais choix en tous cas : il ne sera qu’un pantin entre les mains des Japonais. Bientôt c’est Hiroshima. Puyi se retrouve aux mains des communistes chinois victorieux.


 

Est-ce l’influence de Marx ou de Confucius ? Les communistes veulent changer le monde et, pour eux, même un empereur peut redevenir un honnête homme, bien rééduqué. Pour ménager la transition on lui laisse un entourage ami, un serviteur : seul, Puyi est complètement perdu, incapable non seulement de faire son lit mais de lacer ses chaussures. Entre lui et son éducateur naissent des liens d’amitié. Jamais personne ne s’était autant intéressé à lui.


 

Au bout de dix ans, Puii deviendra jardinier au Parc botanique. Il mourra en 1967. Reste un épisode très court mais qu’on ne saurait passer sous silence. Dans les murs de Pékin, Puyi croise un groupe de gardes rouges, très excités comme il se doit, tirant des hommes coiffés de bonnets d’âne. Parmi eux, Puyi reconnaît son rééducateur que l’on force à se prosterner devant l’effigie de Mao. Oubliant sa peur, son complexe d’infériorité, Puyi se précipite pour le relever et prendre sa défense. Il est bien devenu un homme.


 


 

Cet enfant fut adoré comme un dieu mais n’eut jamais du pouvoir que les hochets. Il finit paisible jardinier, tandis que le vieil empire de civilisation millénaire connaissait un demi-siècle de troubles avant de jouir d’un apaisement précaire. Cette aventure psychologique est bien ce qu’il y a de plus extraordinaire dans le film. Quelle fiction pourra jamais dépasser cette réalité ? Surtout, quel mérite, chez Bernardo Bertolucci, d’avoir su renoncer à toute grandiloquence !

Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°185, janvier 1988


Le Dernier Empereur (L’ultimo imperatore). Réal : Bernardo Bertolucci ; sc : B.B., Mark Peploe & Enzo Ungari, d’après l’autobiographie de Puyi ; ph : Vittorio Storaro ; mont : Gabriella Cristiani ; mu : Cong Su, Ryuichi Sakamoto & David Byrne ; déc : Fernandino Scarfiotti ; cost : James Acheson. Int : John Lone, Joan Chen, Peter O’Toole, Ruocheng Ying, Wu Jun Mei, Victor Wong, Ric Young, Dennis Dun, Cary-Hiroyuki Tagawa, Lisa Lu (Italie-France-Grande-Bretagne-Chine, 1987, 163 mn).



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