par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe
Les médias d’outre-Rhin ont annoncé la disparition de la comédienne Margit Carstensen, ce premier juin à Heide, dans sa région natale du nord de l’Allemagne où elle s’était retirée.
Cette "icône de Fassbinder", fille de médecin, reçoit une formation théâtrale à Hambourg, avant de faire partie de la troupe du Schauspielhaus de la Ville-État. En 1969, elle accepte un engagement à Brême, scène alors ouverte à l’expérimentation où se succèdent des metteurs en scène tels que Peter Zadek, Peter Stein et… l’enfant terrible du cinéma et de "l’anti-théâtre" munichois, Rainer Werner Fassbinder.
Celui-ci la dirige d’abord dans Le Café (1970), d’après Carlo Goldoni. Il écrit ensuite pour elle Liberté à Brême (1971) dont l’argument s’inspire d’un fait divers qui remonte à 1832. Elle y incarne une femme qui massacre quinze personnes de sa famille - parents, frères et sœurs, époux successifs et sa progéniture (1).
Enfin, le metteur en scène lui confie le rôle-titre de Nora Helmer (1973), sa très libre adaptation de Une Maison de poupée de Henrik Ibsen (1879). Sauf que pour R.W. Fassbinder, Nora n’a rien d’une poupée. Les trois pièces sont diffusées par la télévision, ce qui contribue à faire connaître l’actrice à un plus large public.
R.W. Fassbinder, qui rêve d’un petit Hollywood en Bavière, la pousse à abandonner le confort du théâtre subventionné pour une vie de bohème. Il veut lancer Margit Carstensen comme vedette du 7e Art, à l’instar d’une Hannah Schygulla. Il réunit les deux dans Les Larmes amères de Petra von Kant (1972), à l’origine une pièce de théâtre. L’aristocratique héroïne, dure comme la pierre, inflexible comme l’impératif catégorique, tombe éperdument amoureuse d’une Marilyn des faubourgs. Tour à tour sûre d’elle et hystérique - sentant le contrôle lui échapper -, Margit Carstensen a l’art de traduire l’ambivalence.
Dans Martha (1974), en couple avec Karlheinz Böhm (1928-2014 qui, comme on sait, fut, à l’écran, le mari de Sissi en 1955, mais aussi l’interprète de Peeping Tom de Michael Powell (1960), elle est impressionnante en victime consentante.
Suivent cinq longs métrages : Peur de la peur (1975), Maman Küster s’en va-t-au ciel (1975), Le Rôti de Satan (1976), Roulette chinoise (1976), La Troisième Génération (1979) où elle joue une diva qui se fantasme en terroriste. S’arrête là sa carrière de premier plan avec le cinéaste R.W. Fassbinder. Elle figure néanmoins comme secrétaire dans la série fleuve de celui-ci pour la WDR, Berlin Alexanderplatz (1980).
Après sa période Fassbinder, elle retrouve les planches et se fait plus rare au cinéma. Elle joue cependant sous la direction de Werner Schroeter dans Le Concile d’amour (1982), de Agneska Holland dans Amère récolte (1985) et de Christoph Schlingensief dans Die letzte Stunde im Führerbunker (1989).
Selon l’historien du cinéma Thomas Elsaesser (1943-2019), Margit Carstensen est l’autre incarnation du féminin chez R.W. Fassbinder, qui contraste avec Hannah Schygulla ou Barbara Sukowa, toute en séduction. Elle incarne une figure paradoxale, quasiment masculine, qui ne sépare jamais les rapports de pouvoir et les rapports tout court.
Nous retiendrons de la comédienne son jeu subtil, son élégance, sa fragilité, son grain de folie. La comédienne savait pratiquer l’humour comme le prouve son apparition, en 2016, aux côtés de Hannah Schygulla et de Irm Hermann (1942-2020) dans l’émission policière Tatort, où elles reforment pour de rire le trio de Larmes amères, plus de quarante ans après, complices et coupables dans une affaire rocambolesque.
Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe
1. Bremer Freiheit de Rainer Werner Fassbinder est d’abord une pièce de théâtre (1971). Publiée aux Éditions de L’Arche en 1977, sous le titre de Liberté à Brême, dans une traduction de Philippe Ivernel, elle régulièrement montée en France. La pièce est devenue un téléfilm de Rainer Werner Fassbinder & Dietrich Lohmann, diffusé à la télévision allemande en 1972.