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Rozier, Jacques (1926-2023) I
Rozier, le musical
publié le lundi 5 juin 2023

par Nicolas Villodre
Jeune Cinéma en ligne directe


 


Le cinéma d’art et d’essai Action Christine a présenté, en séance exceptionnelle, deux documents de Jacques Rozier consacrés aux opéras baroques de Jean-Baptiste Lully, Atys (1) et Alceste ou le Triomphe d’Alcide, (2).


 

Le premier film, tourné en 1989 au théâtre lyrique de Montpellier, place de l’Œuf, vraisemblablement en Umatic, était déjà (relativement) connu. Il dévoile les coulisses (le nettoyage de la scène au Karcher, l’échauffement, l’habillage, le maquillage des artistes, le travail des régisseurs qui suivent d’un œil la partition, de l’autre l’écran vidéo et donnent les tops de départ ou de fin aux techniciens et aux artistes) de L’Opéra du roi, celui que préférait Louis XIV. L’œuvre est monumentale, tant par sa longueur que par sa richesse ornementale (décor, costumes, effets d’une mise en scène conçue par Jean-Marie Villégier), sa matière musicale et chorégraphique. L’orchestre est dirigé par William Christie et la chorégraphie signée par la regrettée Francine Lancelot, pour vous donner une idée de la qualité de la production.


 

Le film sur Alceste, opus mis en scène par Jean-Louis Martinoty, musiqué par Jean-Claude Malgoire, chorégraphié par Marie-Geneviève Massé & François Raffinot, tourné en 1991 à l’Opéra de Versailles, inédit à ce jour, même si la version de 77 minutes n’est pas définitive (il reste en effet quelques défauts techniques, quelques scories, scratches et shifts, quelques sons saturés à enlever et deux-trois transitions à fignoler), est déjà un modèle de film de danse.


 

Car le plus important, pour nous, c’est le style unique de Jacques Rozier. Tout d’abord, les deux films se passent (fort bien) de tout commentaire, autrement dit, de la jadis inévitable voix off. Atys fut enregistré aux limites du visible, pour des questions économiques, et aussi afin de ne pas perturber le chef d’orchestre qui, tacitement, toléra l’intrusion de la fine équipe de Paparazzi (3). Du coup, l’image est par moments assez sombre - les critères techniques d’Arte, à qui était destiné le film, faisaient alors la part belle à l’expérimentation, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui où tout est formaté, léché, hautement défini et, croit-on, qualifié.

Pour rendre quelque chose avec les caméras vidéo peu lumineuses de l’époque, le réalisateur dut pousser le "gain". Or, comme il le résume joliment dans une formule, "le gain donne du grain" ! Ce voile produit aussi du mystère - une aura, comme dit l’autre -, des effets graphiques intéressants. Les moyens semi-professionnels de l’époque traduisent plastiquement, en 2 D, le drame en trames. La vidéo, comme le pressentit Jean-Christophe Averty dès les années 60, est un art électronique. Graphique et même, dans le cas du film sur Atys, reprographique : on a parfois à l’écran comme des Xerox couleur en mouvement.

Moins distancié que dans l’aventure montpelliéraine (en quelques plans, on a, pour vous donner un exemple, une scène amusante en même temps qu’une réflexion sur l’inaction ou plutôt que sur l’attente dans les métiers du show business, avec le machino chargé du rideau, littéralement au repos, entre deux interventions cruciales pour le bon déroulement de la représentation), le réalisateur détaille l’opéra Alceste (dont il tire le digest, le best of, le florilège), en insistant un peu plus sur la direction d’orchestre et de chœurs ainsi que sur le travail du metteur en scène, qui change les chanteurs et les danseurs en de véritables comédiens.


 

Même si le cinéaste n’a pas précisé quelle est, selon lui, la "bonne correspondance" des arts que sont le cinéma et la musique (l’image et le son), il s’oppose à la captation, c’est à dire au "découpage analytique", procédé selon lui grossier, enregistrant ordinairement un spectacle au moyen de plusieurs caméras. Il veut filmer l’opéra comme les "maîtres de la comédie musicale américaine" adaptaient à l’écran les pièces de Broadway.Jacques Rozier a voulu et a su "suivre avec la caméra le mouvement musical" des deux opéras de Jean-Baptiste Lully.

Le point culminant de Alceste, sa mort à l’acte III, fut filmé par le cinéaste lui-même, dans la continuité d’un seul plan, un œil rivé au viseur de la caméra, l’autre observant le monde réel, essayant d’anticiper les mouvements des artistes pour composer avec. On n’est pas loin ici du cinéma-vérité d’un Jean Rouch. Ni de la ciné-transe.

Nicolas Villodre
Jeune Cinéma en ligne directe
(vendredi 24 juin 2011).

* Les photos de Jacques Rozier ©Nicolas Villodre

1. L’Opéra du roi de Jacques Rozier (1989).
Atys composé par Jean-Baptiste Lully sur un livret de Philippe Quinault d’après Ovide, a été créé en 1676 à Saint-Germain-en-Laye. .

2. Revenez plaisirs exilés de Jacques Rozier (1991).
Alceste ou le Triomphe d’Alcide Jean-Baptiste Lully sur un livret de Philippe Quinault a été créée en 1674 à Paris.

3. Le court métrage documentaire Paparazzi de Jacques Rozier (1963) a été tourné à Capri, pendant le tournage du Mépris par Jean-Luc Godard.



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