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Inception (2010)
de Christopher Nolan
publié le mercredi 7 juin 2023

Les paradoxes de Inception
par Vincent Dupré
Jeune Cinéma n°333-334, automne 2010

Cinq nomination aux Oscars 2011 dont 2 victoires : Oscar 2011 Best Achievement in Cinematography pour Wally Pfister ; Oscar 2011 Best Achievement in Sound Mixing pour Lora Hirschberg & Gary A. RizzoEd Novick.

Sorties les mercredis 21 juillet 2010 et 7 juin 2023


 


Paradoxe zéro : pourquoi le paradoxe ?

 

Parce que le mot est prononcé à deux reprises dans Inception, pour désigner une sorte de chausse-trape spatiotemporelle, de boucle optique incohérente laissant personnages - et spectateurs - sidérés, puis piégés. D’inspiration eschérienne, les scènes sont brèves, bien moins spectaculaires que d’autres, mais importantes : elles agissent, sur le plan narratif, comme des marqueurs de la structure binaire du film de casse (préparation / exécution).


 


 

Et, sur un plan plus métafilmique, elles exposent sous une forme précipitée la posture de Christopher Nolan : je vous explique comment ça marche - le paradoxe, l’inception, le rêve - mais vous serez soufflés quand même. L’information, la transparence, une volonté de pédagogie même qui nous vaut quelques pesants dialogues, ne neutralisent pas l’illusion, mais la redoublent. Les raisons du phénomène importent moins, comme dans la prestidigitation, que sa mise en scène. C’était déjà l’un des ressorts du Prestige (2006), dans lequel Christopher Nolan démythifiait la magie pour mieux l’exalter, et satisfaire notre désir de manipulation.


 

Paradoxe un : le faux paradoxe

 

Ce serait celui de la typologie générique et socioculturelle du film. Blockbuster cérébral, pop-corn movie intellectuel, spectacle métaphysique, film d’action conceptuel : la tentation est grande, pour dire la singularité de style et de statut de Inception, de recycler ces oxymores usés depuis Matrix (1). Mais ces formules, pour commodes qu’elles puissent être en tant que raccourcis critiques, et profitables à une stratégie publicitaire visant à fédérer élites et ilotes, n’énoncent qu’un paradoxe de façade qui répète par l’implicite une antinomie imaginaire (ou, si elle a existé, dépassée) entre domaine du spectacle et domaine de la pensée.


 

Paradoxe deux : sur le comédien

 

Paradoxe périphérique, peut-être, mais le film ne cesse de nous y ramener : comment le jeu de Leonardo Di Caprio a-t-il pu s’appauvrir à ce point alors qu’il incarne des personnages aux profils psychologiques de plus en plus complexes, alors aussi qu’il tourne sous la direction de cinéastes bien plus grands qu’à ses débuts (qu’ils ne soient, comme Martin Scorsese, plus que l’ombre d’eux-mêmes a son importance) ?


 


 

De film en film - exception faite des Noces rebelles (2) -, son jeu se fige, se répète, s’empâte. Sa prestation dans Inception décalque celle de Shutter Island (3), qui déjà démarquait celle de Aviator (4). Les impasses mentales, les situations schizophréniques et les crises hallucinatoires sont restituées avec un seul et immuable plissement de front. Autrefois créateur d’incroyables performances fiévreuses et impulsives dans des films mineurs - Blessures secrètes, Gilbert Grape (5) -, ou mauvais - Roméo + Juliette, Titanic (6) -, où il frôlait le surjeu et la sensiblerie, Leonardo Di Caprio travaille aujourd’hui sur l’intériorité, la retenue, la maîtrise, au risque du monolithisme. Sa carrière, pour l’heure, est tranchée net en deux périodes : celle des douleurs adolescentes, et celle des tourments adultes. Ce n’est pas un hasard si son meilleur film à ce jour, Arrête-moi si tu peux (7), est celui qui fait la transition entre ces deux âges, et dont le sujet même est cette transition, traité par le cinéaste américain le plus apte à en rendre compte : Steven Spielberg.


 

Paradoxe trois : l’illusionnisme réaliste

 

Inception est une machine narrative et esthétique paradoxale : son créateur, en la voulant uniformément réaliste en termes de représentation et d’action - rêve et réalité y offrent le même visage -, en a sacrifié la vraisemblance. Quel monde filme Christopher Nolan ? Un futur proche ? Un présent autre, imaginaire, onirique ? Un passé proche (sauf erreur, on ne voit pas un portable en 150 minutes) ? Le phénomène d’inception, qui donne au film son titre et sa raison d’être, relève d’un domaine fantastique qui n’est jamais marqué en termes d’imagerie, de design.


 


 

En purgeant son film des poncifs esthétiques corollaires à son postulat science-fictionnel, en réduisant toute sa science des rêves à des technologies rudimentaires (qui tiennent dans une malle métallique) ou à des représentations pauvres (un simple ascenseur pour faire évoluer les personnages entre les différents niveaux de l’inconscient), le cinéaste, par un travail d’épure supposé la faciliter, abolit notre adhésion. Violer la vraisemblance et la raison n’est possible que si l’univers filmique possède sa propre autonomie et sa propre logique, que si un réel de cinéma nous est proposé en échange. Le monde de Christopher Nolan n’est jamais identifiable. C’est un monde flottant, une cosa mentale : un rêve tout entier, peut-être.


 

Paradoxe quatre : le gain et la perte

 

Après Le Prestige (passé trop inaperçu) et l’admirable The Dark Knight (2008), film définitif sur le chaos contemporain, Inception confirme un réalisateur en plein accomplissement. Il y reprend, en les densifiant, les éléments sur lesquels il travaille désormais : des personnages avec plus de chair, des récits plus touffus, plus romanesques, où la multiplication des enjeux dramatiques et des actions, peu compatible avec le style froid de ses débuts, le pousse à davantage d’intensité émotionnelle, de dynamisme formel, de lyrisme. Le Prestige, The Dark Knight et Inception sont non seulement plus amples et paroxystiques, mais infiniment plus fluides que Memento (2000) ou Insomnia (2002) qui reposent sur des structures plus rigides.
L’évolution du montage, chez lui, est particulièrement frappante : peu inventif auparavant, surtout dans le film où il prétend l’être (Memento), il participe désormais pleinement d’une écriture filmique capable d’orchestrer et d’intensifier des schémas narratifs hyper construits.


 

Dans le matériau gigogne de Inception, Christopher Nolan a trouvé une source idéale pour inventer, ou effacer, des transitions, multiplier les rimes, ménager des modulations rythmiques - à plusieurs niveaux correspondent plusieurs vitesses. Dans le même temps, ce scénario original vieux de dix ans marque un retour à un cinéma du brio conceptuel, de la pure mécanique où l’intelligence du scénariste ne cesse de s’affirmer, d’étouffer le film, de déplacer les personnages comme des pions.


 


 

L’implication intellectuelle sans cesse requise paralyse, chez le spectateur, une implication émotionnelle que des ressorts dramatiques surfaits, programmés et prévisibles rendent déjà problématique. Satisfait sans doute de la perfection de sa construction mais conscient aussi de sa pauvreté psychologique, Christopher Nolan s’est livré à un travail d’adaptation, de réappropriation de son propre matériau. Ce qu’il a tenté est peu courant, et très délicat : concilier son inspiration et sa sensibilité d’hier à celles d’aujourd’hui. Inception est le résultat improbable, dissonant, paradoxal, de cette opération alchimique manquée.

Vincent Dupré
Jeune Cinéma n°333-334, automne 2010

1. Matrix, le film, de Lana & Lilly Wachowski (1999).

2. Les Noces rebelles (Revolutionary Road) de Sam Mendes (2008).

3. Shutter Island de Martin Scorsese (2010).

4. Aviator de Martin Scorsese (2004).

5. Blessures secrètes (This Boy’s Life) de Michael Caton-Jones (1993) ; Gilbert Grape (What’s Eating Gilbert Grape) de Peter Hedges (1993).

6. Roméo + Juliette (William Shakespeare’s Romeo + Juliet) de Baz Luhrmann (1996) ; Titanic de James Cameron (1997).

7. Arrête-moi si tu peux (Catch Me If You Can) de Steven Spielberg (2002).


Inception. Réal, sc : Christopher Nolan ; ph : Wally Pfister ; mont : Lee Smith ; mu : Hans Zimmer ; déc : Guy Hendrix Dyas ; cost : Jeffrey Kurland. Int : Leonardo DiCaprio, Joseph Gordon-Levitt, Elliot Page, Tom Hardy, Ken Watanabe, Marion Cotillard, Dileep Rao, Cillian Murphy, Tom Berenger, Michael Caine, Lukas Haas, Pete Postlethwaite (USA-Grande-Bretagne, 2010, 148 mn).



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