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Désarrois de l’élève Törless (les) (1966)
de Volker Schlöndorff
publié le mercredi 14 juin 2023

par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°16, juin-juillet 1966

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1966

Sorties le vendredi 3 juin 1966 et le mercredi 14 janvier 2023


 


Les Désarrois de l’élève Törless est, à sa manière, un film politique et peut-être d’autant plus efficace que son premier palier de compréhension est la vie ordinaire, où il rencontre de plain-pied le spectateur ordinaire.
Le film débute par l’arrivée du jeune Törless au collège où il doit poursuivre ses études : l’arrivée d’un train, un très petit village, puis le grand bâtiment du collège ; autour, une plaine ouverte et nue isole un monde fragile, réservé. Cette "distinction" pourtant fait qu’il est accepté, tel qu’il est, par les caïds Beineberg et Reitling. Lié avec eux (même s’il garde ses distances), il se trouve pris dans un engrenage auquel il ne s’arrachera qu’à l’extrême limite et au prix d’une défaite personnelle au moins provisoire.


 


 

Beineberg et Reitling, par leur connaissance d’un menu vol qu’il a commis, tiennent un autre élève, Basini. Ils le tiennent bien, le serrent dans leurs griffes, en font un esclave, et l’humilient méthodiquement, l’un avec brutalité, l’autre avec raffinement. Törless participe seulement par sa présence, mais ne réagit guère, jusqu’au moment où le crescendo d’excitation est près d’aboutir au lynchage de Basini. Alors Törlees fuit le collège et les autres brouillent tellement les pistes que c’est lui qui doit s’expliquer devant un conseil de discipline aveugle et sourd : "Je devais admettre que l’homme n’est pas fait une fois pour toutes, bon ou mauvais, que nous sommes faits de nos actes. Alors des hommes tout à fait normaux peuvent faire des choses atroces. Ce qui a l’air si terrible, si inconcevable vu de loin, le moment venu, se passe tout simplement, naturellement. Et c’est pourquoi il faut s’en garder".


 


 

Reste à savoir quel a été, pour Törless, l’engrenage. Il dit, dans la déclaration finale : "C’est pour observer cela que je n’ai pas dénoncé", ce qui suppose une espèce de fascination intellectuelle. Mais cette fascination n’est que rarement sensible dans le cours du film. Ce qui l’est davantage, c’est une passivité, un manque de force pour se dresser seul, et même prendre conscience seul - contre tous, contre la totalité de l’univers où il est enfermé et qui délire. C’est aussi que Basini, étant comme il est, il n’y a de choix qu’entre la bassesse et la force. Les gestes que fait Törless plusieurs fois pour inciter la victime à se redresser ne sont pas tant pour sauver Basini que pour se sauver soi-même en restaurant l’image d’un homme, ni victime consentante ni bourreau, qui se tienne debout sur ses deux jambes.
Dès lors, ils paraissent bien sûrs d’eux-mêmes ceux (assez nombreux) qui considèrent de très haut la démission de Toerless et il me semble que leur bonne conscience ferme pour eux la prise de conscience.


 


 

Or le problème et la prise de conscience que le film suppose au premier palier d’interprétation sont d’autant plus importants qu’il y en a un second. "Son attitude, dit Volker Schlöndorff, est assez exactement celle des intellectuels allemands au moment de la naissance du nazisme. Et, comme eux, Törless s’aperçoit qu’au moment où il veut passer de la contemplation à l’action, il est trop tard. Son attitude passive l’a déjà rendu complice". Il ajoute que "ce n’est pas une histoire à clés où chaque acteur représente un personnage historique" : à de telles interprétations littérales, la réflexion de psychologie et de morale politique appelée par le film perdrait toute son efficacité qui est d’être valable pour ailleurs comme pour l’Allemagne, pour le futur comme pour le passé.


 


 

La grande réussite est que cette efficacité et la beauté de l’œuvre sont atteintes non pas par des recherches byzantines d’écriture, mais par le respect des idées qu’on entend exprimer et le, pouvoir de les incarner dans des images : repenser Robert Musil, comme le fait ce film, est une première réussite. Il y avait, certes, un étonnant pouvoir de divination chez l’écrivain qui, en 1910, était capable de sentir dans la psychologie concrète et la vie sociale ordinaire des Allemands l’incubation du nazisme. Encore fallait-il pour le réalisateur éclairer le thème par les cinquante ans d’expériences qui nous séparent des intuitions de l’écrivain d’une manière assez aiguë pour le rendre clair, assez discrète pour ne pas le rendre schématique et arbitraire.


 


 

"Je n’ai pas voulu travailler dans des abstractions, dit encore Volker Schlöndorff, j’ai simplement voulu essayer de voir comment un homme peut devenir coupable ou cruel, victime ou bourreau. J’ai mélangé différents éléments (caractères, sentiments, ambiance) pour enregistrer avec ma caméra le plus simplement possible ce qui allait se passer". Ainsi, une méthode phénoménologique sert-elle, dans une étonnante unité, un contenu qui l’est également. Mais la grande réussite est sans doute d’avoir su incarner les quatre personnages principaux avec une telle justesse que le type même devient comme un signe symbolique du caractère qu’ils doivent exprimer : Mathieu Carrière est un Törless fragile et mince comme une lame d’acier, Marian Seidowsky, un Basini poupée de son, dont on attend à chaque instant que le son s’écoule. Ainsi ce film, non seulement littéraire, mais philosophique, est-il un film où on parle très peu, parce que les idées s’incarnent et se meuvent : le transfert au cinéma est totalement réalisé.

Jean Delmas
Jeune Cinéma n°16, juin-juillet 1966


Les Désarrois de l’élève Törless (Die Verwirrungen des Zöglings Törless). Réal : Volker Schlöndorff ; sc : V.S. & Herbert Asmodi d’après le roman de Robert Musil ; ph : Franz Rath ; mont : Claus von Boro ; mu : Hans Werner Henze. Int : Mathieu Carrière, Marian Seidowsky, Bernd Tischger, Alfred Diertz, Barbara Steele, Lotte Ledl (France-Allemagne, 1966, 87 mn).



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