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Sommeil d’hiver (2014)
de Nuri Bilge Ceylan
publié le dimanche 25 juin 2017

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°360, été 2014

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 2014.
Palme d’or

Sortie le mercredi 6 août 2014


 


Nuri Bilge Ceylan est un cinéaste à floraison et fructification régulières : tous les trois ans, depuis la révélation de Nuages de mai (1999), il présente un film, toujours soigneusement écrit, par lui-même et son épouse (et parfois interprète) Ebru Ceylan, toujours impeccablement mis en scène - si ses six premiers films ont obtenu autant de prix (en tout 74), c’est bien parce que, à travers la planète, tous les jurés de festivals ont été conquis par leur beauté. Il a reçu le Grand prix pour Uzak (2002), le Prix Fipresci pour Les Climats (2006), le Prix de la mise en scène pour Les Trois Singes (2008) et pour Il était une fois en Anatolie (2011). Il ne manquait à son palmarès cannois que la Palme d’or. C’est chose faite. Une palme attribuée sans bavures - la présidente Jane Campion a précisé qu’elle avait été décernée à l’unanimité, par bulletins secrets.


 


 

Il est difficile d’envisager une carrière comme une course de côte, mais dans cette escalade vers les sommets, Sommeil d’hiver représente un nouveau sans- faute. Nuri Bilge Ceylan n’a jamais été un fantaisiste, mais il a choisi encore une fois l’austérité, dans le format (plus de trois heures), dans l’argument (une poignée de personnages, au long des mois d’hiver, dans un village troglodytique de Cappadoce) et dans la narration (une durée suspendue dépourvue d’événements autres que minuscules). Cette raréfaction, au lieu de produire de la sécheresse, est, au contraire, toute fourmillante : nous sommes au pays des tropismes, tels que définis et restitués par Nathalie Sarraute, là où un regard, une hésitation, une intonation signifient un basculement dans les relations : un dialogue anodin s’épaissit peu à peu, gauchit les perspectives, ouvre sur des situations imprévisibles quelques minutes plus tôt. C’est un cinéma dans lequel de longs plans immobiles sécrètent une intensité maximale - et c’est là que la durée du film se justifie : impossible d’imaginer des variations aussi profondes (un amour partagé et serein s’effiloche, manque d’exploser puis se recompose sur d’autres bases) dans le cadre d’un calibrage "normal".


 


 

Pour poser des personnages d’apparence aussi banale - un ancien acteur propriétaire d’hôtel qui anime une feuille locale (du genre La Voix de la steppe,) sa femme, belle âme qui s’occupe d’aider les écoliers de la vallée, sa sœur qui s’ennuie et regrette sa vie stambouliote, son factotum qui gère tout sans faillir, plus quelques comparses, un iman, un fermier, un instituteur -, et pour explorer ce qui grouille dans cet infra-monde, il convenait de prendre le temps nécessaire : les "scènes de la vie conjugale" - et le rapprochement avec Ingmar Bergman n’est pas usurpé -, ne prennent leur dimension véritable que dans la version télé de cinq heures. Et si l’on parle beaucoup, au long de cet hiver turc, ce n’est jamais verbeux. On peut même être silencieux, comme l’enfant du locataire voisin, et exprimer sa rébellion de façon majuscule : la scène où son oncle le force à baiser la main du propriétaire et où il s’échappe en perdant conscience est d’une extraordinaire violence latente.


 


 

Un tel film vaudrait des pages d’analyse, sans que sa richesse en soit épuisée. Ajoutons que tous les comédiens, inconnus, sont éblouissants, le couple principal, évidemment, mais tous les personnages entrevus, du motard philosophe au captureur de chevaux sauvages, de la grand-mère râleuse qui réclame sa télévision saisie par l’huissier au père chômeur qui refuse l’aumône, chaque pièce occupant sa place dans le puzzle général. Chaque percée, filmée en scope, vers le monde extérieur, avec ses couleurs éteintes, la steppe où galopent les chevaux, le village creusé dans la pierre, les champs couverts de neige, est superbe.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°360, été 2014


Sommeil d’hiver (Kis uykusu). Réal : Nuri Bilge Ceylan ; sc : N.B.C. & Ebru Ceylan ; ph : Gökhan Tiryaki ; mont : N.B.C. & Bora Goksingol. Int : Haluk Bilginer, Melisa Sözen, Demet Akbag, Ayberk Pekcan (Turquie-Allemagne, 2014, 196 min).



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