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Saura, Carlos (1932-2023) (e)
Entretien avec Philippe Piazzo (1991)
publié le samedi 21 février 2015

Rencontre avec Carlos Saura
À l’occasion de la sortie de Ay Carmela (1990)

par Philippe Piazzo
Jeune Cinéma n° 211, novembre-décembre 1991


 


Jeune Cinéma : Qu’est-ce qui vous a amené à retravailler avec Rafael Azcona ?

Carlos Saura : D’un côté il y a le thème de la guerre d’Espagne que nous connaissons très bien tous les deux. De l’autre, il y a un côté comique, un comique assez dur, qui convient bien à Rafael Azcona. Il construit très bien les histoires et il y a un rapport de connivence entre nous puisque nous avons déjà collaboré sur plusieurs films. Nous nous sommes séparés parce que je me suis mis ensuite à écrire mes propres scénarios, mais dans ce cas, j’ai éprouvé le besoin de le rencontrer à nouveau.

JC : Votre adaptation de la pièce de théâtre Ay Carmela pour le cinéma a été surtout d’ordre formel ?

C.S. : Le plus important, c’était l’atmosphère de la pièce : des personnages vifs, confrontés à des choix dans une ambiance de chansons, celles de notre enfance, que connais parfaitement. On les a utilisées dans le film ainsi que les poésies, et on en a ajouté d’autres, de la même époque, avec toujours un grand respect pour l’œuvre de base.
Mais la pièce en elle-même est une pièce intimiste avec deux personnages seulement, dans un décor où l’on se parle. Il y avait une chose pas très nouvelle mais très intéressante : le rapport entre les acteurs et le public. La grande différence c’est qu’au théâtre, Carmela est morte. Ce sont les morts qui descendent du ciel, qui viennent raconter cette histoire et parlent des affaires célestes.
C’est la seule chose qui ne me plaisait pas dans la pièce. Ça peut paraître curieux et en contradiction avec moi qui aime changer les temps et jouer avec, mais là, je trouvais que c’était un peu superficiel, surtout au cinéma. Ce qui marchait assez bien au théâtre, je pensais que ce serait un horreur au cinéma : une sorte de Frank Capra qui descend du ciel.
En tout cas, j’ai décidé, la première fois que j’ai vu la pièce, que j’aimerais en tirer un film, mais en faisant un travail linéaire, très simple, parce que l’histoire, elle aussi, est simple et évidente. Inutile de compliquer.


 

JC : N’y a-t-il pas danger à faire un film où les personnages sont des caricatures ? Ne donne-t-on pas ainsi à l’histoire un côté ludique et aux événements graves des allures d’opérette ?

C.S. : Sont-ce vraiment des caricatures ? Au moment de la guerre d’Espagne, les soldats me semblaient assez proches de ce qu’on voit dans le film. Les types sont peut-être un peu exagérés parce que nous sommes dans un sujet tragi-comique, mais je fais attention à ne jamais déborder.
Aller de l’autre côté, vers la vraie caricature, c’est facile, juste un effet de grossissement. Dans Ay Carmela, il y a de l’humour un peu grotesque, que l’on peut se permettre à cause des situations limites provoquées par le contexte historique. Les critiques de l’époque de Goya lui reprochaient aussi de faire de la caricature dans Les Caprices (1) et cela l’indignait beaucoup. Je ne fais pas de la caricature, mais je souligne les choses. La caricature, c’est autre chose. C’est le masque exagéré, les lignes modifiées pour insister. Je crois que Ay Carmela, ce n’est pas ça.

JC : Les premières scènes de Ay Carmela, dans les bois avec la brume, ça pourrait être un rêve. Et le film un enchaînement de cauchemars.


 

C.S. : Tous mes films sont des cauchemars, y compris Deprisa deprisa (2). Le terme de réalisme au cinéma ne veut rien dire pour moi. C’est toujours une réalité inventée qui est créée.
Il y a peut-être une réalité immédiate, mais finalement Lope de Aguirre dans El Dorado (3), est-ce que ce n’est pas plus réaliste que Vivre vite  ?
Pourquoi ? Parce que je m’imagine Lope de Aguirre à cette époque. C’est un type illuminé, pas fou, mais un personnage très shakespearien, avec un côté Mac Beth et l’histoire est réelle. Ce sont des faits tirés des chroniques de l’époque. J’ai bien sûr fait un effort pour voir ça à ma manière, mais pour moi, c’est très réel. Je me sens impliqué dans cette histoire et toute l’équipe dans la jungle se sentait dans la même situation que Lope de Aguirre.
Où est alors la réalité ? Est-ce que c’est ce que tu penses ? Les choses que tu rêves ? Ce qui t’arrive ? La réalité quotidienne, c’est rien, ce sont des choses qui passent à une vitesse incroyable.


 

JC : La Nuit obscure (4) correspond vraiment à ce que vous dites : un film en forme de cauchemar.

C.S. : Et c’est très réaliste pourtant, non ? Très réaliste dans l’histoire de Saint Jean de la Croix qui est un type génial, un grand mystique qui pense que ce n’est pas lui qui écrit mais Dieu, par son intermédiaire. Ça m’a donné une liberté extraordinaire. Je m’imaginais, moi aussi, en riant, que ce n’était pas moi qui faisait le film, mais Dieu. Je me plaçais en dehors du bien et du mal. Et si quelqu’un vient me dire : "Ton film est horrible", je lui réponds que ce n’est pas moi qui l’ai fait mais Dieu.

JC : Depuis les années 80, vous reprenez souvent ce thème d’un personnage habité par une passion jusqu’à la folie.

C.S. : Je dois être comme ça moi-même. Je suis très paranoïaque. Pas dans la vie normale, mais lorsque je prépare ou réalise un film, j’ai une idée dans la tête, je ne pense qu’à ça et je suis complètement concentré dessus, incapable de faire autre chose. Il y a un côté que j’adore chez Saint Jean de la Croix : il passe toute sa vie à tenter de comprendre les choses qu’il a écrites. Sa folie a quelque chose de formidable. Et c’est un grand poète.

JC : L’Espagne des années 80 ne vous inspire pas ?

C.S. : Je reste un observateur de la réalité espagnole, mais je préfère faire autre chose pour l’instant. J’ai eu plusieurs fois la tentation de faire un film sur l’Espagne actuelle, mais je n’arrive pas à avoir tous les éléments pour être convaincu. J’ai la sensation que le monde bouge très vite, qu’il y a des changements rapides et que l’on se trouve dans un état de confusion accentué par les journaux et la télévision. J’aimerais faire un film sur cette instabilité générale, mais je ne sais pas encore comment faire.
Mais cela peut me prendre brusquement. Vivre vite s’est précisé lorsque j’ai fait la connaissance de ce jeune qui était traîné dans la boue dans les journaux. Là, vous voyez, il y a eu d’abord une idée très vague, au tout début, de faire un film porté par la réalité quotidienne, mais je crois qu’au fond Vivre vite est un film romantique. C’est réaliste mais il y a … une tristesse. Et aussi une grande liberté.


 

Je suis un peu catalogué, mais mon premier film (5) et un film réaliste et La Chasse (6) aussi, à mon avis, est un film réaliste. J’ai besoin d’être dans la réalité quotidienne pour me séparer un peu de mes souvenirs et du rêve. On peut raconter des histoires très modernes, actuelles, avec des histoires d’une autre époque, et cela parfaitement bien.
Mon dernier film, El Sur (7), est adapté de Jorge Luis Borges. Il est tourné en Argentine pour la télévision. C’est un point de vue actuel, il y a un côté réaliste puisqu’il se passe au moment même où le tournage a lieu, et pourtant, ce n’est pas un film réaliste. Jeune, j’ai été très proche de la littérature de Borges. Je me retrouvais dans certaines de ses idées. C’était très commode, très confortable parce que j’avais les mêmes sensations. On peut mélanger tout et voir les choses de différentes façons : c’est l’image du labyrinthe qui existe dans toutes les histoires. Plusieurs passages possibles pour une seule entrée. Ce n’est même pas seulement Borges, cela existe dans le cinéma surréaliste et dans la tradition espagnole aussi.
Je crois que c’est la vie. Ce que nous voulons être et ce que nous sommes. La vie est dans la contradiction. Et vous voyez, je n’aime pas le mot réalité, mais on n’a pas d’autre mot pour expliquer les choses.


 

JC : Vous aimez les biographies ?

C.S. : J’en suis très imprégné en ce moment, mais je veux faire des films sur certains moments plus que sur la durée de toute une vie. Déjà El Sur peut être vu comme une petite autobiographie, un moment de la vie de J.L. Borges, même si c’est presque impossible de l’y reconnaître exactement.
Je travaille actuellement sur Goya, dans le même esprit que Lope de Aguirre et Saint Jean de la Croix.
J’aimerais faire un Flaubert. Pas sa vie, un moment de sa vie. J’aime le moment de confusion quand il écrit Madame Bovary le mélange des femmes.
Le moment où tu écris une chose et où tu ne sais plus quoi faire avec cette femme inventée. Qui est cette dame ? c’est mon amante ? C’est une amie ? C’est des choses que j’ai lues, qu’on m’a racontées ?
J’aime beaucoup ce moment de confusion où il faut remettre toutes les pièces du puzzle dans l’ordre.

Propos recueillis par Philippe Piazzo
19 septembre 1991
Jeune Cinéma n°211, novembre-décembre 1991

* Cf. aussi l’entretien avec Carmen Maura, Jeune Cinéma n°210, septembre 1991).

1. Los caprichos, est une série de 80 gravures satiriques de Francisco Goya sur la société espagnole, la noblesse et le clergé de la fin du 18e siècle.

2. Vivre vite (Deprisa, deprisa) (1980).

3. El Dorado (1988).

4. La Nuit obscure (La noche oscura) (1989).

5. Après-midi de dimanche (La tarde del domingo) (1957).

6. La Chasse (La Caza) (1966).

7. El Sur (1992).



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