par Sylvie L. Strobel
Jeune Cinéma n°423, été 2023
Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 2023.
Prix d’interprétation féminine pour Merve Didzar
Sortie le mercredi 12 juillet 2023
Nuri Bilge Ceylan, qui réalise des films depuis 28 ans, a été repéré dès son premier court métrage, Koza, lauréat de la Palme d’or à Cannes en 1995. D’une façon générale, pratiquement toutes ses œuvres, à part deux documentaires, ont été sélectionnées et primées à Berlin, et surtout à Cannes, depuis Uzak (2002). Mais il prend son temps, et c’est peu dire que son dernier film était attendu, annoncé depuis longtemps. Son univers, son style, on l’a tout de suite reconnu, la longueur, le rythme, l’Anatolie, la sècheresse, l’hiver. Le film est un état des lieux de la Turquie profonde, à travers la vie sociale et intime de trois trentenaires actifs mais non stabilisés, recherchant des idées, des partenaires, des amis, dans un milieu conservateur et répressif.
Samet (Deniz Celiloğlu), professeur d’arts plastiques, affecté dans le lycée mixte d’un village isolé et glacial, cohabite avec son collègue Kenan (Musab Ekici). Il s’y ennuie et il est pressé de retrouver un poste à Istanbul. Pourtant, il s’intéresse à ses élèves : le dessin, c’est important. Il laisse la porte ouverte s’il parle avec une de ses élèves dans son bureau encombré. Pourtant, il est soupçonné car il semble la privilégier en classe. Le proviseur le rappelle à l’ordre, ainsi que Kenan, pour leurs comportements trop familiers. L’école n’est pas un lieu privé, les sacs des élèves sont fouillés, ni cigarette, ni maquillage, ni messages personnels n’y ont leur place. Quant à désigner le dénonciateur, ça ne se fait pas, ça risquerait de dissuader la délation. Les deux professeurs ont du mal à s’expliquer. Ils sont coupables mais ne savent pas de quoi. Là, transparaît un second filtre de lecture : le proviseur, plus jeune, a été promu au détriment de Samet moins docile.
L’héroïne positive est Nuray (Merve Dizdar), professeure aussi, forte et engagée, et qui, elle, ne semble pas s’ennuyer : c’est son village. Elle profite de l’absence de ses parents pour recevoir ses amis, et ne regrette pas les sollicitations artificielles d’Istanbul ou d’Ankara. Elle a été blessée dans un attentat, mais elle ne désespère pourtant pas de l’engagement individuel pour de justes causes.
Sa rencontre va être déterminante pour Samet. Une longue conversation personnelle et politique, en différentes séquences, entrecoupées de photos saisissantes, va s’engager entre eux, où chacun écoute l’autre, et où le spectateur guette la répartie qui n’est jamais banale. Le dialogue est sérieux, et, s’il y est toujours implicitement question de trouver une âme sœur, il est surtout l’occasion d’y aborder les différents contextes éclairant la situation : les familles, les parcours personnels, les mœurs, le fonctionnement et les usages de l’école, la morale publique, les répercussions politiques, les gueulantes de la police et les surveillances plus discrètes.
Le film pourrait être reconverti en série, avec un thème de réflexion bien posé pour chaque épisode, pour chaque saison. C’est un film quasi performatif : chaque énoncé est opérationnel et modifie la suite. Et chaque photo constitue une œuvre en soi.
Sylvie L. Strobel
Jeune Cinéma n°423, été 2023
Les Herbes sèches (Kuru Otlar Üstüne). Réal : Nuri Bilge Ceylan ; sc : N.B.C. Ebru Ceylan & Akın Aksu ; ph : Cevahir Şahin, Kürsat Üresin ; mont : N.B.C. & Oguz Atabas ; mu : Philip Timofeyev ; déc : Meral Aktan ; cost : Gülsah Yüksel. Int : Deniz Celiloğlu, Merve Dizdar, Musab Ekici, Münir Can Cindoruk, Ferhat Akgün,Cengiz Bozkurt, Elit Andaç Çam (Turquie-France-Allemagne, 2022, 197 mn).