par Daniel Rocchia
Jeune Cinéma n°265, décembre 2000
Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 2000
Palme d’or
Sorties les mercredis 18 octobre 2000, 3 août 2011 et 12 juillet 2023
Palme d’or attendue sinon annoncée, Dancer in the Dark aura réussi la prouesse de conquérir les spectateurs cannois avant même sa projection. Précédé d’une rumeur tapageuse concernant les rapports entre Lars Von Trier et son interprète principale, Björk, bénéficiant d’une couverture presse quasiment promotionnelle, le film s’est d’emblée imposé comme le moment fort du festival, au risque de porter ombrage au reste de la sélection. Mais peu importe, somme toute, l’enrobage médiatique et le jeu aléatoire des influences organisées ou fortuites : le palmarès d’une compétition est toujours juste et infaillible, du moins en ce qu’il témoigne des attentes d’un public et / ou d’un jury, l’avis de l’un excluant parfois celui de l’autre comme on l’a vu l’année dernière (1).
Dancer in the Dark est un film habile : il porte dans sa conception même les armes qui le protègent de l’agacement qu’il peut susciter. Car la faiblesse principale et irrémédiable du film, c’est son scénario. Voilà l’histoire terrible et édifiante d’une émigrée tchèque, mère célibataire vivant aux États-Unis, et soumise aux caprices du destin comme un animal de laboratoire l’est à ceux d’un expérimentateur sadique. Selma est pauvre. Elle est en train de devenir aveugle. Elle économise depuis des années pour payer l’opération qui empêchera son fils d’être victime de la même maladie. Or, son voisin, non seulement lui dérobe son argent, mais l’accuse en retour du même forfait.
La suite ne fera que confirmer ce qu’on entrevoit déjà : l’existence de Selma obéit à l’application d’un double déterminisme, génétique et social, selon une logique du pire que rien ne semble pouvoir enrayer. Heureusement, la passion de la jeune femme pour la comédie musicale lui permet d’échapper par moments à la cruelle réalité qui fait d’elle, et jusqu’au bout, une victime innocente. En misant sur l’accumulation des revers subis par son héroïne, Lars Von Trier s’abrite derrière le rempart du mélodrame, légitime le crescendo des calamités et leur apothéose dans la scène finale. Parallèlement, le recours aux intermèdes musicaux assure un contrepoint positif censé nous faire pénétrer dans l’univers gracieux de Selma.
Filmées avec brio, ces scènes aux couleurs saturées contrastent volontairement avec celles qui montrent la réalité quotidienne du personnage. Curieusement, on a le sentiment que l’artifice est davantage perceptible dans les partis pris du Dogma (2) et leur lot sempiternel de flou, de faux cadrages et de bougés, plutôt que dans l’esthétisme un peu kitsch des passages musicaux et chorégraphiques. Dancer in the Dark fait donc alterner deux maniérismes distincts, l’un étant supposé annuler l’autre. Toutefois l’ensemble ne tient que par la prestation de Björk, aussi radicale et entière dans son implication de comédienne que l’est Selma dans son attitude.
Aussi, une fois le processus empathique installé, est-il difficile d’échapper à la sommation imposée par l’appareil mélodramatique. Comme dans Breaking the Waves (3), autre apologie douteuse du sacrifice, version catho, Lars von Trier traque le bouleversant avec trop d’insistance pour qu’on ne puisse voir, dans cette quête, que de l’honnêteté. Et l’issue du film paralyse trop volontairement le jugement du spectateur, non par une véritable progression dramatique - nous serions alors encore dans le règne connu mais respectable du récit classique -, mais par l’obscénité d’un regard dont l’objet pathétique nous fait oublier l’indécence et la gratuité.
On peut alors douter de l’amour que l’auteur porte à son personnage, comme des intentions qui l’animent. Ce goût désormais récurrent pour des héroïnes dont la sainteté ne s’établit qu’à travers la maladie (névrose, cécité) et cherche à triompher dans un choix inadmissible et fatal, pourrait s’apparenter à une vision tragique du monde et de l’individu. Mais le style même du cinéaste en disqualifie la portée tant l’artifice, tantôt masqué tantôt exhibé, travaille contre ce qui devrait être l’essentiel au cœur de toute fiction : la vérité des êtres et des destins. C’est là peut-être que réside la dernière injustice subie par Selma.
Daniel Rocchia
Jeune Cinéma n°265, décembre 2000
1. En 1999, le Jury a attribué la Palme d’or, à l’unanimité, à Rosetta de Jean-Pierre & Luc Dardenne. Le film a été ensuite très critiqué.
2. "Dogma 95. Un manifeste, "Vœu de chasteté", dix règles et quatre films", Jeune Cinéma n°259, janvier 2000.
3. "Breaking the News", Jeune Cinéma n°238, été 1996.
Dancer in the Dark. Réal, sc : Lars von Trier ; ph : Robby Müller ; mont : Molly Marlene Stensgaard & François Gédigier ; mu : Björk ; chor : Vincent Paterson ; déc : Karl Júlíusson. Int : Björk, Catherine Deneuve, David Morse, Peter Stormare, Joel Grey, Cara Seymour, Jean-Marc Barr (Allemagne-Danemark-Finlande-France-Islande-Grande-Bretagne-Suède, 2000, 140 mn).