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Guiguet, Jean-Claude (1936-2005)
Une vie, une œuvre
publié le dimanche 15 janvier 2006

par Philippe Roger
Jeune Cinéma n°300-301, décembre 2005-janvier 2006

Jean-Claude Guiguet (1936-2005)


Tenter d’évoquer Guiguet, qui nous a quittés sans bruit à la fin de l’été (il s’était retiré en Ardèche, les derniers temps), c’est suggérer une luminosité particulière, celle qui illuminait intérieurement cet être d’exception et qui perdure dans ses trop rares œuvres.

Tenait-il de son grand-oncle François Guiguet, peintre réputé, ce sens inné d’une lueur secrète, celle des poètes qui ne meurent jamais, cette flamme toujours présente, quel que soit le matériau qu’ils trouvent sur leur chemin ? Toujours est-il que ses films partagent quelque chose de cristallin, jusqu’au cœur des ténèbres que le cinéaste s’était tôt résolu à affronter, en passager lucide de l’existence.

En porte-à-faux avec les modes barbares dominantes, sa poésie délicate, nourrie d’une culture universelle où Forster croisait Proust et Colette, n’était pas mièvre : c’est l’essentiel que tentait d’approcher patiemment cet artisan pour qui Grémillon et Ophuls demeuraient les guides vivants, les phares à l’horizon.
La vie, la mort, l’amour ; y a-t-il autre chose sur la palette des vrais créateurs ? Dans notre époque frelatée, Guiguet a toujours tenu le cap de son idéal. Disparu voici un an, son voisin Jean-Claude Biette écrivait de Guiguet, avec sa justesse coutumière : "C’est toujours la même demande qu’en cinéaste obstiné il fait au cinéma et aux films. De toujours répondre présent à cet appel impérieux d’intensité d’expression et de gravité du propos, que tant de spectateurs exprimèrent, souvent sans le savoir, en allant au cinéma".

Guiguet avait tous les dons : celui de filmer, bien entendu, mais aussi ceux de vivre et de penser ; sa parole et son écriture avaient cette même qualité de simplicité conquise, de transparent mystère. Ceux qui l’ont entendu, au cours de débats bien sentis, ou lu (il fut un grand critique, au sens plein du terme - depuis La Revue du cinéma et La Saison cinématographique jusqu’à La Nouvelle Revue française, Études enfin - un choix de ses chroniques a été édité chez Aléas) savent la passion et la clarté que, généreux, il prodiguait.
Sa modestie aussi : lorsqu’il reçut le dernier prix de sa carrière, pour un court métrage exceptionnel (Métamorphose, primé à Doc-en-courts de Lyon en 2003), il ne parla pas de son œuvre, mais des films aimés pendant le festival. Attentif aux créations d’autrui, toujours prêt à aider son prochain, Jean Claude Guiguet finissait par faire croire à la possibilité de la sainteté terrestre.

éUn cinéaste, c’est quelqu’un qui se cache ; on fait du cinéma pour ne pas se montrer". De fait, le volet du Plaisir d’Ophuls qu’il chérissait, pour lequel il aurait donné toute son œuvre, c’était bien sûr le premier : Le Masque.

Jouant sur son âge réel, Jean-Claude était très attaché à l’allure adolescente qu’il avait su préserver. Comme Bresson faisant imprimer comme date de naissance 1907 au lieu de 1901 (le 1 se maquillant en 7), Jean-Claude se rajeunissait lui aussi, davantage même - de près de dix ans. Libération est loin du compte, annonçant dans sa nécrologie que Jean-Claude était "né le 22 novembre 1948 à la Tour-du-Pin" ; il fallait lire en fait : né le 22 octobre 1939 à Corbelin.
Se rajeunir à ce point, de façon si convaincante, n’est-ce pas narguer la Faucheuse ? Jusqu’à soixante-six ans.

Son dernier film rendu public de son vivant, le court métrage Métamorphose, fut une commande d’une série télévisuelle qu’il accepta du bout des lèvres (à une époque où il rencontrait les pires difficultés à monter son projet sur le Moyen Âge), et qu’il tourna en DV dans une complète solitude, à Thonon, depuis la fenêtre de sa chambre. Sur Arte, sa diffusion à la sauvette en 2004 fut accompagnée d’un émouvant portrait, signé Joseph Morder, en forme de puzzle intime, tourné chez lui, unifié par la voix calme de Jean-Claude.

Guiguet maîtrisait parfaitement la forme longue, mais ses courts métrages révèlent une densité poétique inégalée, sachant déployer une vie en quelques plans. Son art éminemment français, classique, unissait les contraires : longueur et brièveté, statisme et mouvement, universalité et particularité. Échelonnés sur une vingtaine d’années, La Visiteuse, Une nuit ordinaire et Métamorphose sont des joyaux du court métrage contemporain. Tous trois tournent autour de la vie tapie au cœur de la mort, et constituent autant de variations sur ce motif inépuisable, en forme de "Leçons de Ténèbres" (ce n’est pas hasard si Couperin, sublimé par la voix d’Hugues Cuénod, résonne à deux reprises dans les films de ce fin mélomane, de suprême culture).
Le plus achevé est ce Métamorphose d’une douzaine de minutes qui embrasse à lui seul l’histoire, non seulement de l’humanité, mais de l’univers en son entier. Déjà son portique fait vaciller les perceptions : les vagues du lac ondulent, lentement rythmées par Wagner ; plénitude d’une naissance panthéiste, prélude à l’humanité discordante. Alternant des lumières changeantes à l’intérieur d’un cadre presque identique (au-dessus de la ville), la suite se maintient à ce niveau expressif, avant une fin en forme d’énigme cosmique, où les règnes se mêlent (un arbre paraît se coucher sur l’eau, tandis qu’un chien passe sur une colline) et où la vie n’est plus qu’infime trace fugitive.

"Métamorphose, c’est mon tombeau", me confiait-il serein sur son lit de douleur, trois jours avant son admission ultime à l’hôpital.
Je me souviendrai longtemps de sa voix chaleureuse au téléphone, venant d’un corps à peu près disparu. "Le cinéma est une leçon, pour la connaissance de soi et l’information des autres". Cette dernière pensée lui va bien, lui qui inscrivit son destin - avec quel style - dans chacun de ses films vibrants. Le mourant décharné souriant dans Une nuit ordinaire, c’est lui ; celui des Passagers décidant sa crémation, c’est lui ; Madame Tümmler expirant dans Le Mirage, fenêtre ouverte sur la lumière du lac et celle des derniers lieders de Richard Strauss, c’est lui. Autant de figures d’une adhésion complète au devenir du réel sous toutes ses formes.

Depuis Métamorphose, il avait tourné dans la même solitude un nouveau film, encore plus personnel, Portrait traits privés, quasiment achevé à sa mort (il l’avait monté en entier au printemps, sur Avid ; ne restait à faire que l’étalonnage et de menus ajustements au mixage, ainsi que les génériques).
On aura donc l’occasion de reparler prochainement de Guiguet, pour un film dans la droite ligne de Métamorphose, en plus dérangeant cependant. Les rushes de ce documentaire très mis en scène laissent augurer d’une sorte de contrechamp saisissant à l’ensemble de son œuvre ; il y aborde entre autres, de façon frontale, la question de la représentation du sexuel à l’écran.

En attendant de découvrir l’œuvre montée (et lui seul pouvait monter ces plans erratiques), j’aimerais conclure provisoirement par l’évocation du film de Guiguet qu’on ne verra jamais (sinon l’énergie intérieure, du moins les soutiens extérieurs lui manquèrent pour le réaliser) : sa dernière fiction, qui se serait appelée Le Printemps du monde. Il eut deux fois l’avance sur recettes, à l’unanimité, pour ce scénario sublime dont la télévision ne voulait pas, ce scénario qu’un jour il m’avait demandé de résumer. À la lecture du synopsis proposé, il me fit remarquer non sans malice que je venais de faire l’analyse du film achevé ! C’est qu’entre les lignes, connaissant les jalons de son parcours créatif, je voyais déjà son film, qui restera donc rêvé. Voici cette évocation d’un invisible plus consistant que bien des productions passées, présentes et à venir :

"Au retour de la première croisade, Guillaume brûle de retrouver sa dame ; mais ce bonheur, il doit le laisser à son ami Amalric afin de partir à la recherche d’un autre compagnon fidèle qu’il croit égaré, et qu’il retrouve mort. Certains paraissent indemnes de tant de violence, de l’odeur du sang, fût-il versé pour libérer le Saint Sépulcre ; Guillaume ne semble plus voir que la violence, la misère et le malheur, et s’éloigne de ceux qui veulent que la vie soit la plus forte, telle Élisabeth, sa femme. Lors d’une dernière bataille, il acceptera enfin que le malheur se repose quelque temps, et que le monde sorte de l’hiver. Cœur du Moyen Âge. Par des scènes simples et fortes où le fantastique se mêle au quotidien sans crier gare, les personnages se révèlent à eux-mêmes porteurs d’un destin. Désir amoureux et folie guerrière se partagent les cœurs. Il s’agit de réapprendre à vivre en un monde devenu étranger à ces vainqueurs blessés, déjà perdus. La violence se pavane et la charité agit. Visions réalistes et mystiques s’entrechoquent de plus belle. La mort réclame son dû, mais tous ne sont pas marqués par la destruction : l’aube point, et la vie aura le dernier mot dans l’éternel retour de la lumière du monde".

Philippe Roger
Jeune Cinéma n°300-301, décembre 2005-janvier 2006

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