home > Films > My Name is Joe (1998)
My Name is Joe (1998)
de Ken Loach
publié le mardi 13 novembre 2018

par Gérard Camy
Jeune Cinéma n°251, septembre 1998

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1998
Prix d’interprétation masculine pour Peter Mullan

Sortie le mercredi 14 octobre 1998


 


Une voix off sur l’écran noir : "C’est Chanks qui m’a traîné aux Alcooliques Anonymes la première fois". Le monologue se poursuit : "Je souriais et je regardais Chanks en pensant ’c’est ça un alcoolique !’... la déchéance totale, mais j’en avais rien à foutre". Et puis brutalement, Peter Mullan, impressionnant, éclairé, en gros plan, de profil, parlant à des personnes hors champ :"My name is Joe". Avec son apparition, ce n’est plus sa déchéance qu’il raconte mais sa volonté de s’arrêter. Le témoignage devient positif, sa résolution évidente.


 

Cette première scène grave est suivie d’une deuxième, traitée sur le mode humoristique, véritable contrepoint de la précédente. Joe conduit un minibus. Avec son ami Chanks, il entraîne une équipe de football composée essentiellement de chômeurs en délicatesse avec l’Inspection du travail et souvent dans des situations difficiles sinon désespérées. Les plans sont rapides et rythmés, le montage sec, très nerveux. Les dialogues sont percutants, ironiques et cyniques. La mise en scène reprend une technique classique de Ken Loach lorsqu’il filme des discussions. Cadrages très serrés, légers décadrages-recadrages, limités mais rapides pour suivre les différents protagonistes. La caméra colle aux personnages, prend sa place dans le bus (et donc ne peut ni en sortir ni vraiment se déplacer dans l’espace restreint) comme un autre passager et semble ainsi participer à la discussion.


 


 

Queue de poisson d’une voiture, embardée du bus... Première rencontre entre Sarah et Joe qui conduisent chacun un des véhicules. Tous deux s’arrêtent au même endroit : chez Liam. Joe vient le chercher pour jouer au foot. Sarah, assistante sociale, s’occupe du couple fragile qu’il forme avec Sabine, une junkie paumée, et de leur petit garçon. En fait, tous deux "font du social" : lui en entraînant une équipe pour le plaisir de donner aux uns et aux autres l’impression d’exister, et elle en ayant la responsabilité de cette famille pathétique, incapable de se prendre en main.


 


 

Joe et Sarah n’ont pas la même conception de l’aide et vont s’opposer au sujet de Liam. Joe se trouve face à une professionnelle du social. L’une intervient dans l’intimité et la vie privée du couple pour essayer de régler des problèmes que le rationalisme des règles du secteur social n’évalue pas toujours avec lucidité. L’autre se contente d’être là, près d’eux s’ils en éprouvent le besoin, toujours prêt à les aider s’ils le demandent, soucieux de préserver leur liberté et leur intimité car il connait bien les problèmes de l’intérieur. Il joue les grands frères, réglant les situations dans l’instant, en prenant des risques s’il le faut, réagissant à l’instinct quelquefois pour son malheur (agression d’un inspecteur du travail).


 


 

Mais cette différence d’appréciation sur la manière d’aider le jeune couple ne les empêche pas de s’apprécier et bientôt de s’aimer. Leur liaison s’établit après deux scènes de discussion autour d’une table. Moments intenses pendant lesquels Joe avoue son alcoolisme et raconte le terrible événement qui le décidera à s’arrêter. Ken Loach mêle avec une intelligence extraordinaire l’intimité de leur échange et le flashback du déchaînement de violence de Joe contre son ancienne amie de boisson. Sarah et Joe vont s’aimer dans une scène d’amour joyeuse, douce et pudique, rare chez le cinéaste - mais leur regard sur la manière d’aider Liam et Sabine reste opposé. Joe n’hésite pas à devenir "dealer", malgré la désapprobation de Chanks, pour apurer une dette que Sabine a contractée auprès de McGowan, un malfrat dangereux. Mais c’est une décision intolérable pour Sarah qui côtoie chaque jour la détresse de droguées comme Sabine.


 


 

La rupture est inévitable. La secousse est trop forte pour un Joe plus fragile qu’il ne paraît. Dans cette vie entre deux portes qu’il mène depuis toujours sans savoir où se poser, Sarah représentait ce qu’il n’avait jamais eu, un point d’ancrage, une stabilité. Elle lui échappe. Il s’enfonce à nouveau dans le néant, l’obscurité de l’échec, le noir du début du film. Le crescendo dramatique final est alors assez proche d’un polar classique. Alors que la nuit gagne, le héros est seul. Il va se libérer de son engagement en arrêtant de travailler comme dealer et donc d’aider Liam. Et après avoir tenté une dernière fois de sauver son amour dans une ultime rencontre avec Sarah, il exécute un baroud d’honneur aussi suicidaire que dérisoire en agressant violemment les hommes de McGowan, dont il détruit l’automobile. La caméra reste fixe, un peu en arrière, pudique, enregistrant l’acte violent de Joe comme la caméra d’un spectateur se trouvant là par hasard, selon un réalisme dépouillé, empêchant toute digression dramatique.


 


 

Puis Joe se remet à boire et Liam se suicide dans le silence de la nuit. Sensation d’échec absolu, d’impossibilité rédhibitoire d’atteindre un bonheur fragile, d’univers clos sans ouverture vers le ciel. Jamais la pluie de pierres qui leur tombe sur la tête ne semble devoir s’arrêter un jour. L’épilogue, l’enterrement de Liam, évoque l’éventualité d’un rapprochement entre Sarah et Joe. Ils ne se parlent pas mais sortent du cimetière côte à côte et s’éloignent de dos, ultime plan à la fois pathétique et fragile, éphémère et chargé d’espérance. Mais cet étroit chemin sur lequel ils semblent se retrouver reste construit sur la mort.

Gérard Camy
Jeune Cinéma n°251, septembre 1998


My Name is Joe. Réal. : Ken Loach ; sc : Paul Laverty ; ph : Barry Acroyd ; mu : George Fenton. Int. : Peter Mullan, Louise Goodall, Gary Lewis, David McKay (Grande-Bretagne-Allemagne-France-Espagne, 1998, 105 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts