par Gérard Camy
Jeune Cinéma n°225, janvier 1994
Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1993
Palme d’or
Sorties les mercredis 27 octobre 1993 et 16 août 2023
Dans les années vingt, l’école de l’Opéra de Pékin.
Des enfants sont soumis à une discipline infernale. Jour après jour, des professeurs intraitables leur inculquent les éléments particuliers de cet opéra. Musique traditionnelle, poésie, mime, chant, danse, arts martiaux, acrobaties, récitation sont les matières journalières que ces jeunes garçons, souvent abandonnés par leurs parents, se voient proposer.
Les gestes sont inlassablement répétés, les textes dits et redits, les coups pleuvent à la moindre erreur. Pendant une très longue première partie, Chen Kaige explore cet antichambre de la gloire (pour quelques-uns) et insiste avec des images d’une grande violence sur les conditions de vie et d’apprentissage de ces enfants aveuglés par les maquillages et les costumes somptueux de leurs illustres aînés.
Dans la troupe, Dieyi et Xiaolou vont bien tenter de fuir les mauvais traitements. Mais cette fugue n’ira pas à son terme. Au détour d’une rue, d’une estrade, Dieyi, juché sur les épaules de Xiaolou, assiste, interdit, à son premier spectacle. Envoûté par la gestuelle élégante et la mélopée lancinante, il sait qu’il sera acteur. Il acceptera tous les sévices. Son choix est définitif. Avec son camarade, il jouera jusqu’à la fin de sa vie le même opéra, Adieu ma concubine. Il tiendra le rôle féminin et Xiaolou celui du roi.
Cette histoire d’une loyauté sans faille (la concubine se donne la mort par fidélité au roi) que les deux acteurs vont jouer pendant près de cinquante ans devient, devant la caméra de Chen Kaige, le terrible révélateur de leur passion. Unis par leur solitude pendant l’enfance, ils restent liés par une très forte affection qui, pour Dieyi, se transforme en amour absolu et étouffant. L’intrusion de Juxian, qui deviendra la femme de Xiaolou, sera pour lui insupportable.
Poussés par des événements qui les dépassent, les deux amis finiront par se trahir. Leur drame traverse en effet tous les grands moments de l’histoire chinoise, depuis l’invasion japonaise des années trente jusqu’à la grande Révolution culturelle prolétarienne mise en place par Mao en 1966.
Tout à son art, Dieyi refuse de voir l’évolution de son pays. Irrationnel, émotif, idéaliste, il ne distingue pas le théâtre de la réalité et poursuit un idéal de beauté en voulant être la concubine. Il ne sera qu’un homme pathétique qui pratique l’art pour l’art, éternellement figé dans un monde en mouvement.
Construit comme un long flashback, Adieu ma concubine est une superbe fresque autour de trois personnages que le réalisateur fait évoluer au gré des grands changements que la Chine va connaître : histoire d’une femme entre deux hommes, histoire de deux femmes, Juxian, la vraie, et la concubine que Dieyi incarne chaque soir, qui aiment le même homme, enfin histoire d’un homme face à un couple dont il est à la fois l’ami intime et l’ennemi jaloux.
Projeté sur le devant de la scène, chaque personnage prend tour à tour une dimension particulière et devient alors l’élément essentiel qui donne à la narration sa logique étouffante et au film sa force dramatique. Quelques critiques ont émis des doutes sur la sincérité culturelle de Chen Kaige, lui ont reproché une histoire trop classique, des images trop léchées, une écriture trop occidentale. Il y a quelques années, certains avaient avancé des arguments semblables à l’encontre de Akira Kurosawa. Comme son illustre aîné et d’une manière différente, Chen Kaige conçoit le cinéma comme un vrai spectacle universel et conjugue, avec un grand bonheur, beauté et intelligence, réflexion et plaisir.
Gérard Camy
Jeune Cinéma n°225, janvier 1994
Adieu ma concubine (Ba wang bie ji). Réal : Chen Kaige ; sc : Lilian Lee & Lu Wai ; ph : Gu Changwai ; mont : Pei Xiaonan ; mu : Zhao Jiping ; déc : Yang Yuhe & Yang Zhanjia ; cost : Chen Changmin. Int : Leslie Cheung, Zhang Fengyi, Gong Li, Lu Qui (Chine, 1993, 170 mn).