home > Films > Navigators (the) (2001)
Navigators (the) (2001)
de Ken Loach
publié le mercredi 26 août 2020

par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°273, janvier 2002

Sélection officielle en compétition de la Mostra de Venise 2001

Sortie le mercredi 2 janvier 2002


 


Ken Loach revient à l’Angleterre après un passage, en 2000, par la situation des Latinos en Californie dans Bread and Roses (1). À regarder attentivement le cheminement de son œuvre, les allers et retours entre le monde latino- américain et la Grande-Bretagne relèvent d’un besoin politique de lier les problèmes, de ne pas s’enfermer dans une réalité nationale et peut-être d’explorer des lieux et des temps, des combats plus exaltants. The Navigators offre un constat amer des effets du libéralisme échevelé et dogmatique initié par le thatchérisme et dont la société anglaise ne finit pas de mesurer les effets dévastateurs. Ce film, situé dans le Yorkshire en 1995, est défini comme des stories from the trackside (histoires des bords de voies de chemin de fer). Nous sommes en effet au raz des rails, avec une caméra qui explore au plus près les effets de la privatisation de l’entretien des voies ferrées. Rien de très spectaculaire a priori, comme la première scène qui montre les ouvriers observant les règles de sécurité habituelles à l’approche d’un train.


 

Et puis, un jour apparaît un panneau "East Midland Infrastructure" en remplacement du "British Rail". La mécanique de privatisation est en marche, qui va passer par les lettres de licenciements avec primes de départ, la constitution d’unités rivales pour introduire la concurrence, les réunions d’information conduites par un contremaître qui ne comprend pas vraiment le discours qu’il est censé véhiculer. Un autre jour, un nouveau panneau "Guilchrist" remplace le précédent, on demande au ouvriers de détruire des outils tout neufs, de nouveaux jeunes cadres annulent toutes les conventions existantes. On connaît trop bien ce processus de dérégulation accompagné d’un discours dont l’idéologie libérale - un petit film est projeté qui n’est pas sans rappeler celui que montrait Regards et Sourires (1981) pour enrôler les jeunes chômeurs dans l’armée de terre pour aller en Irlande du Nord -, cache mal les véritables motivations, à savoir rentabiliser un service avec les conséquences que l’on sait.


 

Ken Loach rappelle par une scène les accidents mortels qui ont accompagné récemment la détérioration tragique des chemins de fer britanniques. Mais ce qui l’intéresse surtout, c’est l’absurdité de ce processus qui fait que l’on envoie des équipes concurrentes évaluer les dégâts, la régression rapide des conditions de travail avec des chantiers de réparation qui renvoient à une organisation du travail archaïque (le seau de ciment descendu au bout d’une corde). Au-delà, il explore pas à pas comment des vies sont brisées jusque dans leur dimension intime par l’écrasement délibéré de toute une culture du travail dans laquelle la solidarité primait. Désormais, chacun est livré à l’arbitraire des salaires, des contrats de courte durée, de l’élimination de toute structure syndicale.


 

Certes le film réserve quelques moments drôles liés aux aspects absurdes de cette privatisation, à l’humour dont font preuve, un certain temps, les personnages face à cette situation. Quelques scènes nous entraînent dans une discothèque, à la patinoire. Mais elles ne parviennent pas à détourner notre attention de cette mécanique impitoyable qui conduit au drame de la fin du film. Jamais Ken Loach ne s’est montré aussi pessimiste, voire désespéré, qu’avec cette dernière image d’ouvriers obligés de dissimuler les véritables raisons de la mort de leur camarade pour ne pas compromettre leur propres chances d’avoir du travail. Même lorsqu’il abordait dans ses films précédents des situations tragiques, il suggérait un espoir.


 

The Navigators nous laisse sur le sentiment d’un gâchis apparemment irrémédiable. Un monde a disparu et ne reste que l’individualisme, la seule énergie de la survie au jour le jour. La facture de la mise en scène porte les traces de cette perte, à travers la sécheresse des plans, la tristesse de décors sans âme. Ken Loach resserre son regard sur l’essentiel, refuse toute diversion, même vers un espace qui nous permettrait de respirer. Aucune image du Yorkshire, une caméra qui élimine quasiment le ciel, et surtout des personnages qui petit à petit se vident de leur dimension humaine. The Navigators porte le deuil d’une culture ouvrière.

Bernard Nave
Jeune Cinéma n°273, janvier 2002

1. "Bread and Roses", Jeune Cinéma n°265, décembre 2000


The Navigators. Réal : Ken Loach ; sc : Rob Dawber ; ph : Barry Ackroyd, Mike Eley ; mont : Jonathan Morris ; mu : George Fenton ; déc : Martin Johnson ; cost : Theresa Hugues. Int : Dean Andrews, Thomas Craig, Joe Duttine, Steve Huison, Venn Tracey, Andy Swallow, Sean Glenn, Charlie Brown, Juliet Bates, Angela Forrest, Charles Armstrong, Kevin Carroll (Grande-Bretagne, 2001, 95 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts