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Luntz, Édouard (1931-2009) (e)
Entretien avec Marc Wittmer
publié le vendredi 29 septembre 2023

Rencontre avec Édouard Luntz (1967)

À propos de Les Cœurs verts (1965)
Jeune Cinéma n°20, février 1967


 


"On existe à la manière dont les gens nous voient". C’est Édouard Luntz qui le dit à propos des Cœurs verts. Si un regard figé dans sa méfiance les isole dans leur attitude, c’est ce regard qu’il faut changer. Il enferme dans une même prison les deux "blousons noirs" du film. Mais l’un sera mis en prison pour vol, l’autre s’intégrera peut-être, "Plus que deux personnages, ce sont deux aspects d’une, même attitude", c’est l’auteur lui-même qui l’affirme. Si ses personnages nous touchent, ce n’est pas seulement parce qu’ils incarnent une attitude, mais parce qu’ils vivent une évolution. Ils sont sur le point de découvrir ce qu’ont d’artificiel les schémas qui gouvernent les rapports entre garçons et filles.


 

De quelque côté que l’on se tourne, les personnages de Édouard Luntz nous concernent. Cette réalité peut paraître gênante. C’est peut-être pourquoi un critique préférait les comparer récemment à des fauves exotiques, qu’il faut filmer de loin.
L’entretien que nous avons eu avec Édouard Luntz prouve, s’il en était besoin, qu’il n’y avait rien dans son regard de la curiosité d’un zoologiste.

M.W.


 


J’avais réalisé un court-métrage, Bon pour le service dans lequel je filmais un conseil de révision. Nous y sommes allés avec des copains et on a fait comme si on passait nous aussi le conseil. Après, on a interwievé quelques garçons. On leur demandait ce qu’ils pensaient du service militaire (le film a été interdit).
Deux de ces garçons venaient de Nanterre, les deux gars des Cœurs verts. J’ai perdu le contact avec eux pendant des années, puis je les ai retrouvés. Ils étaient intelligents, lucides. Et j’ai commencé à écrire un scénario, en discutant avec eux. Les Cœurs verts, c’est un peu leur histoire. Ce qui était très frappant, c’était leur amitié, leur amitié informulée. Ils étaient seuls, et en même temps s’appuyaient l’un sur l’autre.


 

Trois ans et demi se sont écoulés entre le scénario et le film. Et ils ont disparu. Plus exactement, ils ont continué dans la vie comme l’avait prévu le scénario : l’un a été arrêté pour deux ans et demi, l’autre s’est marié. Il n’a plus voulu entendre parler de tout cela, il "s’en est sorti", il a accepté la société et s’en est fait accepter, mais il n’est pas évident que ce soit lui qui ait gagné. Ce qui est important, d’ailleurs, ce n’est pas tellement la manière de vivre, mais la manière de penser. Ils se révoltent, cela est positif, même si leur révolte est une révolte inconsciente, anarchique, même si elle ne débouche sur rien, même si c’est finalement une façon de se réfugier dans l’adolescence.


 

Des amis me disent : "Ce qui est grave, c’est qu’ils n’ont aucune conscience politique". Je leur réponds : "Et l’éducation, qu’en faites-vous ?". Quand je leur explique des choses, à ces garçons, cela les intéresse... En réalité, ils vivent dans la peur et dans l’angoisse. Il y a là un double problème, psychologique et social. J’ai voulu que le film rende compte de ces différents niveaux. Il y a l’histoire de deux garçons, il y a aussi un fait divers que j’ai lu dans les journaux reproduit tel quel : le meurtre d’un des garçons de la bande, par le type à qui ils étaient venus voler quelque chose à manger. Le type a été acquitté.


 

Il y a les temps morts aussi, par exemple les promenades sans but de la bande. Il m’a semblé que cela faisait partie de ce qu’il fallait raconter sur eux. Mais j’ai voulu préciser la situation des personnages avant de présenter les scènes directes. Tout ce qui montre le côté de latence, d’errance ne vient qu’après les scènes jouées du vol d’essence.


 

Et puis, ce qui m’a frappé surtout, c’est qu’ils sont tous terriblement seuls. C’est un film sur la solitude. La bande n’est qu’un phénomène de solitude. On a dit que je rattachais ce problème à celui des grands ensembles. En réalité, ce que je trouve aberrant, c’est que l’on construise des HLM et qu’on s’arrête là. Il faudrait en même temps des écoles professionnelles, des stades, des jardins d’enfants, des cinémas, des groupes de culture, et que ceux qui militent aillent militer par-là. Ils attendent trop souvent que les gens viennent les voir. Tous, sauf les curés. Moi, je ne suis pas d’accord avec le point de vue chrétien sur cette question, comme en général sur toutes les questions. Présenter le problème sous l’angle de la faute des jeunes, c’est collaborer avec la police, avec l’ordre social établi. Il est trop facile d’avoir une police, des tribunaux, des prisons, et ensuite des éducateurs pour récupérer les âmes perdues. On a bonne conscience...


 

S’il doit y avoir une solution, je m’interdis de la suggérer, et en tout cas pas à l’intérieur du contexte dans lequel nous vivons. Que l’on change d’abord les structures sociales, de nouvelles solutions se présenteront. Mais on ne peut résoudre tous les problèmes. L’important est, je crois, de ne pas être indifférent, de souligner à chaque fois ce qui va mal. Constater est déjà un premier pas. D’autre part, je crois bon de parler de la révolte, de l’encourager. Et là il y a une révolte. J’ai mis aussi dans le film des choses qui révoltent le spectateur.


 

Un point intéressant, également, est la confrontation avec les ouvriers. La scène du repas était improvisée, sauf la discussion sur la musique. Cela donne une scène chaleureuse, où l’on a une véritable impression de contact. Les garçons ne sont pas d’accord, mais ils ne savent pas pourquoi. On constate à quel point tout est lié au système. Pour manger il faut travailler, pour travailler, il faut accepter certaines choses. Ils n’en sont qu’au premier stade de la révolte. Il y a un deuxième stade, celui de la révolte lucide, de l’idée de la révolution, mais c’est différent.


 

J’ai voulu donner aussi dans le film tous les éléments pour qu’il y ait choix. Choix du personnage qui, au début, est arrêté et assiste à la fin à l’arrestation de son camarade en spectateur alors que lui-même est libre. Choix aussi de celui qui regarde le film.

Propos recueillis par Marc Wittmer
Jeune Cinéma n°20, février 1967

* Cf. "Les Cœurs verts", Jeune Cinéma n°16, juin 1966.


Les Cœurs verts. Réal, sc : Édouard Luntz ; ph : Jean Badal ; mont : Colette Kouchner & Suzanne Sandberg ; mu : Serge Gainsbourg. Int : Gérard Zimmermann, Éric Penet, Françoise Bonneau, Maryse Maire, Arlette Thomas, Jacques Préboist (France, 1965, 90 mn).



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