Berlin, 10-20 février 2005, 55e édition
Section Perspectives du cinéma allemand
L’avant-garde allemande
par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n° 298-299, automne 2005
Heinz Emigholz et Rosa von Praunheim, les meilleurs représentants de la recherche dans le domaine du documentaire, ont en commun l’originalité de leur travail et le courage de s’exposer explicitement dans leur film. Ce qui les oppose, c’est leur ton. Celui d’Emigholz est la rage.
D’Annunzios Höhle de Heinz Emigholz (2005)
Le film explore la villa Carnacco, devenue un musée après la mort de l’écrivain, qui y vécut dix-sept ans. Les caméras d’Emigholz et de ses amis caressent et ordonnent l’extraordinaire amoncellement d’objets d’art accumulés dans les quinze pièces de la villa, tandis qu’une voix de femme explique aux virtuels visiteurs les principes des assemblages d’objets et leur rôle dans la vie de l’écrivain. La voix souligne l’agrégation des matières - étoffe sur une statue de marbre, la confusion des cultures - le religieux et le païen, la mutation d’un objet utilitaire en élément artistique - le bleu d’une baignoire qui chatoie parmi d’autres couleurs.
De retour à l’hôtel, les yeux encore éblouis, on repère dans le gros catalogue du Forum des textes un peu ardus d’Emigholz, d’où il appert d’une part que le tournage est un happening, une jam session à quatre, où chacun a filmé "simultanément" et "en temps décalé".
D’autre part que D’Annunzio est un pilleur d’objets d’art et les visites guidées, une honteuse complicité de l’État.
Le paradoxe de ce film c’est que l’excellence du montage, et la sensibilité des caméras fait resplendir et métamorphoser ce qui pouvait rester un bric-à-brac de brocante, et n’entame en rien notre émerveillement.
Wer is Helene Schwarz ? de Rosa von Praunheim (2005)
Le titre du film annonce un document sur la vie de celle qui fut, à partir de 1966, la secrétaire de l’École de cinéma et de télévision de Berlin.
Il est articulé sur deux éléments, un long entretien avec Helene, et les témoignages de tous ceux qui, depuis quarante ans, jeunes recalés ou admis à l’école, ont été aidés, réconfortés, encouragés par une secrétaire toujours à leur disposition.
Le récit que fait Helene de sa vie est celui d’une enfance pauvre et affamée sous Weimar, de l’arrestation de son père sous le nazisme, de son retour, alcoolique et handicapé, après une année de travaux forcés. Elle définit ses rapports avec "ses" étudiants, et ses principes, tenus même dans la grande bourrasque des années 60.
Volonté de rester dans l’ombre, indifférence à l’argent, refus total du pouvoir, disposition constante vis-à-vis des jeunes, refus du tout ou rien et volonté, dans la période d’occupation de l’école, de soutenir et l’effort des professeurs et les revendications des élèves.
Les souvenirs des cinéastes, eux, ont été captés dans le désordre d’une réception en l’honneur de la mise en retraite d’Helene.
On y retrouve pratiquement tout le cinéma allemand : Reinhard Hauff, Peter Lilienthal, Michael Ballhaus (caméraman de Fassbinder), Hans Helmuth Prinzler (actuellement directeur du musée du Cinéma de Berlin), Thomas Giefer (documentariste), etc.
Avec eux, l’histoire de l’école et son occupation, celle des années 66 et 67, les débuts du mouvement féministe, le terrorisme (Holger Meins y fut élève).
Quelques détails : Ballhaus essayant sans succès d’apprendre aux élèves à choisir des lentilles ; les images des manifestations ; Giefer, ayant largué l’école, se battant avec les policiers et filmant la rue pour témoigner de la "révolution" ; le scandale pour la direction d’un "comité" où les élèves étaient majoritaires et la direction humiliée par l’importance d’une simple secrétaire ; les heurts entre étudiants et féministes exclues de la commission des crèches ; la voix de Praunheim tachant de revenir à Helene dans le grand désir des invités de raconter leur vie.
Tout cela entrecroisé, se contredisant, se faisant écho, confondant le temps, et irriguant le présent de la vie antérieure.
Andrée Tournès
Jeune Cinéma n° 298-299, automne 2005