À propos de La Religieuse
Jeune Cinéma n°16, juin 1966
Les textes qui suivent sont les témoignages de six cinéastes français sur l’intrusion de la censure dans leur travail. Ce sont des extraits de leurs interventions au meeting organisé à La Mutualité, contre l’interdiction de La Religieuse le 26 avril 1966.
Ce ne sont pas des déclarations de principe, des professions de foi. Certains ne savaient même pas qu’on leur demanderait de parler. C’est une conversation avec le public, une information du public sur ce que signifie, concrètement, pour des cinéastes, la censure.
C’est-à-dire :
Des décisions qui sont (on peut bien le dire sans pédantisme puisqu’il s’agit à nouveau de Denis Diderot, des lettres de cachet, contre lesquelles il est impossible de se défendre puisqu’elles ne sont jamais officiellement motivées, puisque les intentions de la censure sont seulement suggérées par des "on-dit", par des "conversations" faussement amicales, par "des personnes interposées".
Une commission, dont chaque membre peut sauver sa bonne conscience par une abstention complice, qui sert de couverture à l’autorité quand elle sert son bon plaisir, qui, dans le cas contraire, ne protège pas contre l’autorité - puisque le Ministre peut passer outre, comme il l’a fait pour La Religieuse.
Une hypocrisie par laquelle la censure utilise comme alibi une protection de la jeunesse - en fait rigoureusement inopérante - comme l’agent de police qui fait traverser la rue aux petits enfants devant l’école fournit un alibi moral à toute la police.
Une efficacité malfaisante qui réside beaucoup moins dans des condamnations, pour lesquelles l’autorité a beau jeu de dire qu’elles sont peu nombreuses, que dans une menace permanente de condamnation. Cette menace dispense de condamner puisqu’elle empêche de naître. Un producteur engage trop d’argent dans un film pour prendre le risque d’une interdiction qui signifie pour lui la faillite ou la ruine. Souvent il ne peut même pas produire sans obtenir au préalable "la prime d’aide à la qualité". Pour cela il doit fournir d’abord un scénario et cette aide devient l’occasion automatique d’un contrôle, une pré-censure donc, qui ne porte même pas ce nom, qui n’a pas de nom, et qui, par cela même, représente le pire.
Car la censure n’aime pas le sang. Elle étouffe économiquement le premier film d’un cinéaste qui n’en fera pas de second, elle fait avorter par la peur des centaines de films à naître.
La force d’Anastasie est de se tapir dans l’ombre. Si vous venez prendre de ses nouvelles, elle allume une bougie tremblotante et vous la voyez tricoter de chaudes brassières pour les petits enfants - ceux de moins de treize ans et surtout ceux de moins de dix-huit ans.
Pour une fois, dans le cas de La Religieuse, le Ministre passant même par dessus l’avis de SA commission, elle a été mal conseillée par des directeurs de conscience trop sûrs d’eux. Contrairement à toutes ses habitudes, elle s’est jetée sous les projecteurs et chacun a pu voir combien elle est laide et méchante.
Maintenant elle va essayer de rentrer dans l’ombre. La concession de l’envoi au Festival de Cannes, le temps qui passe, les vacances qui approchent doivent permettre, suivant une méthode éprouvée ailleurs, de laisser pourrir l’affaire. À nous de ne pas laisser faire.
Mais il faut voir clair pour frapper juste. C’est à quoi doivent servir ces simples témoignages d’une expérience vécue par des cinéastes.
Jean Delmas
* Cf. aussi "Retour (laïc) sur La Religieuse", Jeune Cinéma n°387, mai 2018
* À la suite de l’interdiction du film La Religieuse, le 31 mars 1966, une déclaration a été signée par Alexandre Astruc, Claude Autant-Lara, Robert Bresson, Pierre Etaix, Jean-Luc Godard, Jean-Paul Rappeneau, Alain Resnais, Agnès Varda, Roger Vadim, tous réalisateurs dont les films sont susceptibles de représenter la France au prochain Festival de Cannes. Ils déclarent "protester vigoureusement contre l’interdiction dont est l’objet le film de Jacques Rivette qui empêche son éventuelle sélection pour le Festival" et "ils se réservent le droit de profiter de cet événement international pour manifester leur opposition à la décision du secrétaire d’État à l’information ".
*** Cf. sur le site du CNC, La Religieuse : histoire de la censure du film.
Jacques Rivette, à propos de La Religieuse
Certaines personnes ont cherché une solution. Je trouve que c’est une solution terrifiante. Ce serait d’autoriser La Religieuse, mais uniquement à l’intérieur des ciné-clubs, ou à la rigueur à l’intérieur du circuit Art et essai.
On peut se dire : "C’est formidable parce que finalement le public, ainsi, pourra voir le film. Après tout, les salles d’Art et d’essai, il y en a pas mal en France. Les gens, on leur a tellement parlé de La Religieuse qu’ils auront envie d’aller le voir. Ils iront donc le voir, pour une fois ils se dérangeront pour aller au club d’Art et d’essai de la ville que généralement ils ne connaissent pas et, s’il n’y en a pas dans cette ville-là, ils iront dans la ville à trente kilomètres pour le voir.
Je pense que La Religieuse pourrait faire une carrière à peu près normale à travers un circuit restreint comme le circuit Art et essai. Mais cela créerait un précédent épouvantable. Car, à l’avenir, si nous acceptions cette solution, on peut prévoir ce qui se passerait quand un film déplaît mais qu’on n’a pas de motifs précis pour le condamner. On dirait : "Votre film, il est réservé au circuit Art et essai".
Or ce qui arriverait, c’est que la plupart du temps ces films-là n’auraient pas, eux, bénéficié de toute cette presse, de toute cette campagne qu’il y a eu autour de La Religieuse. Alors ces malheureux films, du coup, seraient liquidés. Ils seraient vraiment condamnés à mort au départ, enfermés carrément dans un ghetto. C’est toujours la même technique, les gens qui ne vous plaisent pas, on leur met une étoile jaune, ou bien n’importe quel autre signe distinctif, comme la marque "Interdit aux moins de 18 ans", ou la marque "Réservé aux salles d’Art et essai ".
Ainsi, on les met à part, on dit : "C’est réservé à une élite". Et alors nous retrouvons l’argument que nous donnent les religieux de bonne foi, comme on dit, que nous rencontrons : "Nous, ce film, nous le comprenons très bien, il ne nous choque absolument pas, il est très juste, il correspond absolument à la réalité du 18e siècle, il n’a rien de choquant pour des esprits avertis. Mais, ajoutent-ils aussitôt, le grand public ne comprendra pas ce que nous comprenons, ce que vous, auteurs du film, vous pouvez comprendre. Donc il faut que ce film ne puisse pas sortir au-delà d’une certaine élite".
C’est, je crois, l’argument le plus grave que l’on puisse employer. Il y a une définition de la démocratie - je ne sais pas si c’est une bonne ou une mauvaise chose la démocratie, mais en principe nous vivons en démocratie -, cette définition de la démocratie est qu’il n’y a pas de différence entre deux Français majeurs quand on fait une élection, quand on fait un référendum. La voix de l’idiot du village ne vaut ni plus ni moins que celle de Jean-Paul Sartre ou de François Mauriac. Eh bien, il n’y a pas de raison que l’idiot du village ait le droit de s’exprimer sur les principaux problèmes politiques et n’ait pas la possibilité de juger lui-même d’une œuvre d’art au même titre que les universitaires les plus éminents. I n’y a pas à faire de discrimination.
C’est pourquoi le principe sur lequel nous devons essayer de nous battre est celui-ci : Il n’y a pas de catégories différentes, il y a une même loi pour tous en principe, c’est la déclaration des Droits de l’homme, une seule loi pour tous les citoyens, et donc les mêmes films pour tous les citoyens. Je crois qu’il faut supprimer toutes les interdictions, même aux mineurs, parce que, maintenant, elles sont complètement dévoyées et servent, non pas à régler les questions d’éducation, mais uniquement à distinguer des choses qui plaisent ou qui ne plaisent pas. Il ne faut pas faire de catégories, il faut tout, pour tous.
Jacques Rivette
Alain Resnais, à propos de Nuit et Brouillard (1956), Les statues meurent aussi (1953) et La guerre est finie (1966)
Chris Marker, à propos de Cuba si (1961)
Louis Daquin, à propos de Bel-Ami (1955)
Claude Chabrol, à propos de Les Bonnes Femmes (1960) et Le tigre se parfume à la dynamite (1965)
Jean-Luc Godard, à propos de À bout de souffle (1960)