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Lupino, Ida (1918-1995)
La cinéaste
publié le mercredi 20 septembre 2023

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°404-405, hiver 2020


 


Ida Lupino, née à Londres, en 1914 pour les uns, en 1918 pour d’autres, disparue à Burbank en 1995, est, sinon la première, du moins une des cinéastes-femmes les plus singulières du cinéma américain d’après-guerre. Plusieurs hommages récents ont permis de revoir en salle la demi-douzaine de films dont elle est l’auteure. Issue d’une dynastie de comédiens italiens fixés en Angleterre depuis plusieurs générations, elle débute à l’écran en 1932, toute jeune actrice, dans Her First Affaire, un film tourné par Allan Dwan, dans les studios anglais de Richmond acquis par la Warner. Trois ans et quelques films plus tard, la Paramount lui confie en 1935, un deuxième rôle dans Peter Ibbetson de Henry Hathaway (1935), film hollywoodien qualifié de "prodigieux" par André Breton dans L’Amour fou (1937).


 

En peu d’années, elle passe du rôle d’ingénue à celui de femme forte, voire dure. Ce qu’elle exprime visuellement. La blondinette se métamorphose ainsi en brune ténébreuse. À l’écoute de la bande-son, on peut constater que sa voix a baissé d’une octave tandis que son personnage gagne en gravité. Afin "d’explorer de nouveaux thèmes, d’essayer de nouvelles idées et de découvrir de nouveaux talents", nous dit-elle, elle fonde avec son mari, Collier Young, comme avant eux le couple Douglas Fairbanks-Mary Pickford (associé à Charles Chaplin), voire Alice Guy-Herbert Blaché, une maison de production indépendante, The Filmmakers. Alors, comme productrice, scénariste et réalisatrice, elle s’impose dans le cinéma narratif d’après 1945, dans le thriller social en marge d’Hollywood, sans pousser l’indépendance jusqu’à l’expérimental comme, à la même époque, une Maya Deren (1917-1961).


 

Ida Lupino, qui avait coécrit le scénario de Not Wanted / Avant de t’aimer (1949), fut amenée à remplacer au pied levé le réalisateur prévu, Elmer Clifton, victime d’une crise cardiaque. Sa longue expérience devant la caméra avec Lewis Milestone, Henry Hathaway, Ruben Mamoulian, Raoul Walsh, William Wellman, Michael Curtiz, Anatol Litvak, Charles Vidor, Archie Mayo, Fritz Lang, David Butler, Delmer Daves, Jean Negulesco, Nicholas Ray, lui fut alors fort utile pour passer derrière. Ce premier essai, dans lequel elle ne joue pas, est un coup de maître ou de maîtresse. Elle aborde un sujet très audacieux pour l’époque, celui d’une mère adolescente et célibataire en butte aux réactions de son entourage familial et du voisinage, dans une petite ville de l’Amérique profonde. Ce film, qui contourne les interdits du code Hays, obtient un vif succès au box-office et lance sa carrière.


 

Never Fear / Faire face (1949) est également une descente aux enfers, suivie d’une rédemption. Une jeune danseuse, en tout début de carrière, est frappée de poliomyélite. Elle est atteinte dans son corps, à la fois son instrument de travail et son argument de séduction. L’abord d’un tel sujet n’est pas mélodramatique, mais réaliste. En effet, dans la majeure partie du film, les étapes de la guérison de la jeune fille sont présentées à la façon d’un documentaire. Le long travail de rééducation, à l’aide d’appareils et de kinésithérapeutes, se déroule non en studio mais dans le Kabat Kaiser Rehabilitation Center de Los Angeles. De sorte que le retour à la vie normale de l’héroïne est abordé de manière collective et solidaire, en harmonie avec le personnel soignant et les autres patients. Une des plus belles scènes décrit une fête où ces derniers, en fauteuil roulant, exécutent des figures de ballet, anticipant sur les chorégraphies contemporaines comme celles de la compagnie britannique Candoco (1).


 

En 1950, dans Outrage, Ida Lupino affronte le thème du viol, tout en prenant soin d’éviter les pièges de la censure - le mot n’est, de fait, jamais prononcé. Une jeune employée de bureau d’une petite ville de province, tout heureuse d’annoncer ses fiançailles à ses parents est agressée sexuellement en sortant tard du travail par le marchand de hot-dogs à qui elle a tapé dans l’œil. Si la séquence clé est elliptique, celle du guet-apens est remarquable de précision et fort efficace par son l’utilisation du suspense. On y sent l’influence du Fritz Lang d’avant-guerre, celui de M le Maudit (1931). La poursuite entre des voitures et des camions, au milieu d’ombres qui s’allongent et déforment les volumes, est ponctuée de bruits de pas, de craquements, de sifflements, d’un soudain coup de klaxon. On passe du réalisme au fantastique, en particulier quand la protagoniste se met à délirer. Le drame est avant tout psychologique, l’enquête policière passant au second plan. Ce en quoi Outrage se rapproche de Never Fear, le personnage ayant, comme on dit de nos jours, à se reconstruire.


 

Dans Hard, Fast and Beautiful / Jeu, set et match (1951), le corps féminin n’a plus rien de doloriste. Au contraire, puisque la protagoniste, une championne de tennis, y est athlétique, énergique, alerte, bref, une battante. Le hasard veut que deux films traitant de ce sport dérivé du jeu de paume soient sortis presque simultanément : en effet, Strangers On a Train de Alfred Hitchcock est également de 1951. Dans les deux cas, la compétition sportive est la métaphore de la réussite sociale qui suppose aussi une discipline acharnée. Ida Lupino dessine un double portrait : celui de la jeune compétitrice et celui, plus étonnant, de sa génitrice qui la pousse au combat et réalise à travers elle ses propres désirs et rêves. Sa façon de filmer le sport n’a, naturellement, rien à voir avec celle de son auguste aîné. Le style est moins anecdotique, moins humoristique, en un sens, plus classique.


 

Avec The Bigamist / Bigamie (1953), la cinéaste abandonne les héroïnes adolescentes et se focalise, pour une fois, sur un homme - sur la mid-life crisis d’un commis voyageur -, personnage central, et tout aussi poisseux, d’une pièce à succès de Arthur Miller montée à Broadway quelques années plus tôt. Notre VRP, incapable de choisir entre deux femmes, opte pour garder sa première épouse tout en se mariant en douce avec l’autre. Ce thème, loin d’être développé de façon grivoise, vaudevillesque - au sens français du terme, celui du théâtre de Georges Feydeau et de Georges Courteline - est approché avec sensibilité et empathie. Sans moralisme. Le sous-thème de la parentalité est également présent de bout en bout. La réalisatrice insiste sur la fragilité du personnage masculin, sur son indécision foncière, sur sa désorientation au moment où, au contraire, s’offrent aux femmes de nouvelles possibilités de carrière ou d’autonomie. Les portraits des deux "légitimes" sont très réussis. Tandis que l’hitchcockienne Joan Fontaine joue l’ancienne conjointe, Ida Lupino se réserve le rôle de la "jeune" mariée.


 

The Hitch-Hiker (1953), dont le titre français, Le Voyage de la peur dévoile le pot aux roses, peut être considéré comme le film noir par excellence. Ici, Ida Lupino se passe de toute présence féminine. Elle adapte un fait divers concernant un fameux serial killer. Le thème de l’auto-stop, pratique sociale ayant pris le relais du train hopping des hoboes, était déjà dans Detour (1945), le thriller de Edgar G. Ulmer (1945). L’intrigue est simple : deux amis se rendant à la pêche prennent en stop un inconnu. La virée prend alors un tour inattendu, la suite est cauchemardesque. Le huis clos du véhicule contraste avec les paysages fordiens, désertiques et rocheux, signés du talentueux chef-op Nicholas Musuraca. La mise en scène fait monter l’angoisse, la violence est latente, la menace, constante.


 

Après ce chef-d’œuvre du genre, Ida Lupino, contrainte ou forcée, passera à la télévision, réalisant des épisodes de séries, dont quelques-unes renommées - Alfred Hitchcock présente (), La Quatrième Dimension (), Les Incorruptibles (), avant un ultime film, en 1966, The Trouble With Angels / Le Dortoir des anges, histoire d’un pensionnat de religieuses qui n’ajouta rien à son œuvre.

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°404-405, hiver 2020

* Un Coffret DVD BluRay sortira chez les Films du Camélia sort le 27 septembre 2023.

1. La Candoco Dance Company est une compagnie de danse, fondée en 1991, qui intègre handicapés et non-handicapés. Elle est basée à Stanmore un quartier londonien du Grand Londres.


* Avant de t’aimer (Not Wanted). Réal : Ida Lupino & Elmer Clifton ; sc : I.L. & Paul Jarrico, d’après une histoire originale de Paul Jarrico & Malvin Wald ; ph : Henry Freulich ; mont : William H. Ziegler ; mu : George Greeley et Leith Stevens ; déc : Murray Waite ; cost : Jerry Bos. Int : Sally Forrest, Keefe Brasselle, Leo Penn, Dorothy Adams, Ruth Clifford (USA, 1949, 91 mn).

* Faire face (Never Fear). Réal : Ida Lupino ; sc : I.L. & Collier Young ; ph : Archie Stout ; mont : Harvey Manger & William H. Ziegler ; mu : Leith Stevens ;
Int : Sally Forrest, Keefe Brasselle, Hugh O’Brian, Eve Miller, Lawrence Dobkin, Herbert Butterfield, John Franco (USA, 1949, 82 mn).

* Outrage. Réal : Ida Lupino ; sc : I.L., Collier Young & Malvin Wald ; ph : Archie Stout ; mont : Harvey Manger ; mu : Constantin Bakaleinikoff, Paul Sawtell. Int : Mala Powers, Tod Andrews, Robert Clarke, Roy Engel, Jerry Paris, Angela Clarke (USA, 1950, 75 mn).

* Jeu, set et match (Hard, Fast and Beautiful). Réal : Ida Lupino ; sc : Martha Wilkerson d’après un livre de John R. Tunis ; ph : Archie Stout ; mont : George C. Shrader & William H. Ziegler ; mu : Roy Webb. Int : Claire Trevor, Sally Forrest, Carleton G. Young, Robert Clarke, Joseph Kearns, William Hudson (USA, 1951, 78 mn).

* Bigamie (The Bigamist). Réal : Ida Lupino ; sc : Collier Young d’après une histoire de Larry Marcus &Lou Schor ; ph : George E. Diskant ; mont : Stanford Tischler ; mu : Leith Stevens. Int : Joan Fontaine, Ida Lupino, Edmund Gwenn, Edmond O’Brien, Kenneth Tobey, Jane Darwell, Peggy Maley, Lillian Fontaine (USA, 1953, 80 mn).

* Le Voyage de la peur (The Hitch-Hiker). Réal : Ida Lupino ; sc : I.L., Robert L. Joseph & Collier Young ; ph : Nicholas Musuraca ; mont : Douglas Stewart ; mu : Leith Stevens. Int : Edmond O’Brien, Frank Lovejoy, William Talman, José Torvay, Sam Hayes, Wendell Niles, Jean Del Val, Clark Howat, Natividad Vacio (USA, 1953, 71 mn).

* Le Dortoir des anges (The Trouble With Angels). Réal : Ida Lupino ; sc : Blanche Hanalis ; ph : Lionel Lindon ; mont : Robert C. Jones ; mu : Jerry Goldsmith. Int : Rosalind Russell, Binnie Barnes, Camilla Sparv, Mary Wickes, Marge Redmond, Dolores Sutton, Margalo Gillmore, Portia Nelson (USA, 1966, 112 mn).



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