Cinéma d’aujourd’hui au Festival d’Hyères
par Étienne Ballerini
Jeune Cinéma n°147, décembre 1982
Le Festival du jeune cinéma, qui s’est déroulé à Hyères, a dérouté certains par une ambiance moins fiévreuse que celle qui était de tradition ces dernières années de par la cohabitation des deux sections Cinéma différent et Cinéma d’aujourd’hui, la section Cinéma différent ayant désormais sa propre manifestation (*).
Une sélection excellente d’une vingtaine de courts métrage fut présentée, ces derniers étant projetés avant le grand film, à leur vraie place, et non plus en série de plusieurs par séance.
On a bien aimé La Saisie de Yves-Noël François (1981), une histoire de mauvais rapports de voisinage qui se termine mal (1), ainsi que l’attachante description de deux solitudes, Peine perdue du jeune Grenoblois Alain Massoneau (1981), d’où émergent de profonds sentiments d’angoisse et de violence (2).
Les préférences des jurés et du public sont allées à des œuvres plutôt gaies.
L’Apache de Jean-Louis Benoît (1981), porte un regard attendri sur un enfant qui joue tout seul aux Indiens, et s’invente chaque jour un nouveau sentier de guerre (3).
Et Bluff de Philippe Bensoussan (1982), qui décrit une frénétique et mystérieuse partie de pocker à coups de lingots d’or, dont on ne connaîtra le fin mot qu’à la toute dernière seconde (4).
Ces deux films ont reçu le Prix du Jury Jean-Jacques-Perron décerné par la municipalité de Hyères.
Le prix du Jury Antenne 2, doté d’une somme de 5 000 francs, et qui consiste, pour l’heureux bénéficiaire, en l’achat des droits pour une diffusion à l’émission Histoires Courtes est allé à On est toujours trop bonne de François Dupeyron (1982), un récit très alerte contant les mésaventures d’une bonne qui n’arrive pas à annoncer sa démission à sa patronne.
Complétée par la sélection Information Art et Essai, la sélection Cinéma d’aujourd’hui présentait une vingtaine d’œuvres, confirmant les impressions reçues à San Remo ou à Cannes. Les cinématographies nouvelles ont démontré que le cinéma mondial devra désormais compter sur elles. Films courageux ou en marge de la production dans leurs pays respectifs, ils témoignent d’une réalité quotidienne avec un regard personnel.
En révolte contre les traditions cinématographiques de son pays, l’Égyptien Khairy Bechara, n’hésite pas avec La Maison flottante numéro 70, à montrer l’envers du décor et les réalités sociales et à décrire les inquiétudes et les déceptions des gens de sa génération (5).
C’est aussi le cas du Turc Sinan Çetin avec Le Matin, tourné avant le coup d’état de 1980 et bloqué par la censure. Le film n’a pu arriver à Hyères que grâce à une chaîne d’amitié belge et française. "Les cinéastes cherchent à projeter la vérité sur l’écran, mais le gouvernement cherche, lui, à cacher cette vérité" a dit le cinéaste. La vérité dont il s’agit ici, c’est celle du conflit sanglant qui a opposé les ouvriers d’une mine de charbon et les patrons qui refusent de les payer depuis trois mois. Des images prenantes qui expriment les sentiments de fraternité et d’amour d’une manière pudique. Le Jury du Prix du public a été sensible à cette description digne et courageuse d’une vérité tragique, et lui a attribué son Grand Prix (6).
Avec Traversées (1982), le Tunisien Mahmoud Ben Mahmoud aborde, d’une façon inattendue, le problème de l’émigration en brossant le portrait de deux passagers, l’un arabe et l’autre slave, refoulés par les autorités britanniques puis belges, et qui vont se retrouver dans une situation absurde, prisonniers du car ferry qui relie les deux frontières. Déracinement, errance des deux personnages qui subiront interrogatoires et vexations (7). Il a obtenu le prix de l’AFCAE.
Le cinéma européen, lui, est beaucoup plus intimiste et s’attache surtout à décrire le malaise de l’individu dans nos sociétés industrialisées.
L’angoisse face à la mort revient souvent comme un leitmotiv, la réaction des proches face à l’agonie du malade est le thème central du Lit de la Belge Marion Hänsel (1982), une sorte de récit-exorcisme sur l’acceptation de la mort de l’autre (8). La mort consécutive a un accident de la route dans La Suite anglaise du Rouennais Jean-Paul Cayeux est une très belle réflexion personnelle sur la présence de la mort et sur la description des lieux (9).
Les rapports ambigus, jeu du désir et de la mort, entre deux hommes et une femme, dans l’étonnante ambiance nocturne d’une ville allemande, c’est le sujet du film dérangeant de Beate Klökner, Tir à la tête, (1981), reflétant l’angoisse d’une certaine jeunesse (10).
Enfin, il faut citer la dénonciation des milieux psychiatriques, avec Le Poirier de l’Autrichien Ernst Josef Lauscher (1981), inspiré d’un fait divers. Un jeune homme est enfermé dans un asile psychiatrique pour avoir brutalisé sa mère. Ambiance carcérale, séances d’électrochocs... L’intervention d’une soignante nouvellement affectée qui s’occupera de lui, le fera sortir en lui permettant de s’occuper d’une vieille dame, sera décisive. La rencontre de cette autre solitude et le sentiment de se rendre utile lui redonneront espoir (11).
"Les hôpitaux psychiatriques chez nous sont d’abord des lieux de dépôt d’hommes et de répression, et seulement après des lieux de thérapie" a dit le réalisateur. Traité avec finesse et évitant tout moralisme, la dénonciation n’en est que plus forte. Le Jury lui a décerné son Grand Prix à l’unanimité.
Étienne Ballerini
Jeune Cinéma n°147, décembre 1982
* En 1982, la section Cinéma différent, 10e édition, animée par Marcel Mazé, a pris son autonomie et s’est tenue à Hyères, au Casino et au Park Hôtel (29 août-5 septembre), avant la section Cinéma d’aujourd’hui, dirigée Pierre-Henri Deleau.
Au programme, une compétition dotée de deux prix (10 000 frs et 5 00 frs), et, notamment, un hommage à Joris Ivens (une quinzaine de films), et une carte blanche à Marguerite Duras.
1. La Saisie de Yves-Noël François (1981) a été sélectionné au Festival de Clermont-Ferrand 1982. Il avait été sélectionné avec un autre film de lui, La Grâce. Les deux films ont obtenu, ex-æquo, une mention du Jury du Prix du public.
2. Peine perdue de Alain Massoneau, sélectionné au Festival de Clermont-Ferrand 1982, a obtenu une mention spéciale du Jury.
3. L’Apache de Jean-Louis Benoît (1981), sélectionné au Festival de Clermont-Ferrand 1982, a obtenu une mention du Jury du Prix du public.
4. Bluff de Philippe Bensoussan (1982), est son deuxième court métrage, César du meilleur court métrage de fiction en 1983.
5. La Maison flottante numéro 70, (Blackjack N°70) de Khairy Bechara (1982). Le réalisateur fait partie de ceux qui ont défini le concept de "nouveau réalisme" dans le cinéma égyptien depuis les années 1980.
6. Le Matin, (Bir günün hikâyesi) de Sinan Çetin (1980). Le film a été sélectionné par le Festival des 3 Continents 1982, 4e édition (23-30 novembre 1982). C’est le premier film du cinéaste, qui s’est ensuite fait connaître dans une veine populaire.
7. Traversées de Mahmoud Ben Mahmoud, (1982) est son premier long-métrage. Il a été sélectionné ensuite au Festival de Taormina 1983. Il n’est pas sorti en salles en France.
8. Le Lit de Marion Hänsel (1982) est son premier long métrage. Il n’est jamais sorti en salles en France.
9. Sur Internet (en 2023), nous n’avons pas trouvé de traces du film La Suite anglaise, et Jean-Paul Cayeux, lui-même est très peu mentionné, connu de façon imprécise par Unifrance, la BnF, ou comme ami de Dominique Noguez.
10. Tir à la tête (Kopfschuss) de Beate Klökner (1981) a été sélectionné la même année au Festival du film Max-Ophüls Preis 1982 de Sarrebruck. Le film n’est jamais sorti en salles en France.
11. Le Poirier (Kopfstand) de Ernst Josef Lauscher (1981) a été sélectionné au Festival de Taormina 1982. Pavel Landovský (1936-2014), l’un des initiateurs de la Charte 77 (avec Vaclav Havel), y a obtenu le "Maschera di Polifemo" d’argent. Le film n’est jamais sorti en salles en France.