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Mocky, Jean-Pierre (1929-2019)
La galerie des monstres (1969)
publié le mardi 1er octobre 2019

par René Prédal
Jeune Cinéma n°35, janvier 1969


 


"Exagération des situations", "laideur des personnages" ou "mauvais goût des détails" sont à chaque nouveau film injustement et régulièrement reprochés à Jean-Pierre Mocky, dont les neuf films réalisés depuis dix ans constituent en réalité une œuvre cohérente et forte comme il en existe peu d’exemples dans le cinéma français. Mais Descartes, Voltaire et Marivaux définissant toujours assez bien l’esprit national, sa verve satirique puissante se heurte donc constamment aux moues précieuses et jeux de mots raffinés d’un public qui boude aussi bien Luis Berlanga - et avant lui Goya -, que Marco Ferreri - ou le Machiavel de La Mandragore ) (1), si bien que l’auteur réussit le prodige peu enviable de faire des "fours" commerciaux avec Bourvil dans La Grande Frousse (1964) (2) ou Fernandel dans La Bourse et la vie (1965).


 

Certes, il ne faudrait pas tresser à Jean-Pierre Mocky la couronne d’un "auteur maudit", car il a quand même à son actif plusieurs succès publics - Les Vierges (1962) ou Un drôle de paroissien (1963) -, et critiques - Snobs (1961) ou Les Compagnons de la marguerite (1967). Mais il est indiscutable qu’il n’a jamais été "à la mode", suscitant peu d’études des revues spécialisées et ne voyant jamais ses films figurer dans les festivals internationaux. En marge des mouvements qui font et défont le cinéma tous les deux ans, il poursuit l’élaboration d’une œuvre étonnante, originale et intemporelle parfois irritante sur le moment mais toujours séduisante à la réflexion.


 

Un réalisme insolite : Mocky satiriste

 

Parti d’un naturalisme pessimiste et poisseux avec Les Dragueurs (1959), son premier film, Jean-Pierre Mocky a progressivement évolué vers la caricature grinçante et la démesure irréaliste en passant par l’esprit Queneau de Un couple (1960) et la méchanceté chabrolienne des Vierges. La structure de ses films est simple et se répète toujours à peu près identique à elle-même : à partir d’une révolte individuelle contre les contraintes ou les tabous d’une société abrutissante - piller les troncs dans Un drôle de paroissien, falsifier les registres d’état civil dans Les Compagnons de la marguerite ou saboter les récepteurs de télévision dans La Grande Lessive  -, le cinéaste donne progressivement plus d’ampleur aux actes du perturbateur. Ainsi les antennes de télévision sont d’abord abîmées sur le toit d’un immeuble, et bientôt dans tout Paris. De même Matouzec, faussaire par amour, est amené à rendre des services analogues à ses amis et son réseau couvre très vite la France entière. Quant aux pilleurs de troncs, ils pratiquent d’abord, à pieds, le vol "au caramel mou", puis à cyclomoteur celui à la pompe à sous, puis en 203 à la scie mécanique, et enfin en 404 puis en Mercédès le ratissage nocturne systématique.


 


 

Préférant la stylisation au réalisme, Jean-Pierre Mocky peut terminer ses films par des "fins ouvertes". C’est cette voiture présidentielle qui vient chercher, à la fin de La Grande Lessive, le professeur saboteur pour le bien de ses élèves, ou bien carrément le miracle de la fuite dans Un drôle de paroissien, qui ont l’immense avantage de ne pas rompre le crescendo dans la démesure par une retombée bassement explicative. On ne peut guère relever qu’une exception à cette règle : la construction en chassés croisés de La Bourse et la vie aux multiples trajets ferroviaires). Cet esprit anarchiste qui souffle dans toute l’œuvre renverse bien des murs d’hypocrisie et démasque, lancée aux trousses de ces illuminés bienfaiteurs de l’humanité, toute une kyrielle d’imbéciles, de crétins malfaisants et de stupides incapables qui composent, selon lui, la société. Qu’il s’agisse de la brigade des églises (Un drôle de paroissien), des us et coutumes (Les Compagnons de la marguerite) ou de la Radiodiffusion (La Grande Lessive), l’appareil policier est toujours ridiculisé avec une saine férocité, la bêtise des chefs se traduisant de préférence par un usage immodéré du travesti, qui se retourne d’ailleurs généralement contre l’administration car, si Jean Tissier est déguisé en bonne sœur, Francis Blanche en bedeau et le reste des policiers en ecclésiastiques, ils trouvent en face d’eux l’équipe des voleurs qui a choisi les mêmes accoutrements (Un drôle de paroissien).


 

L’administration en général, la justice et l’armée (le vieux général cochon dans le camp de nudistes de Snobs ) ne sont évidemment pas épargnés dans ce jeu de massacre, où tout l’instrument répressif de la société bourgeoise est dénoncé avec un humour vengeur. L’irréalisme de Jean-Pierre Mocky est donc une destruction des personnages de l’intérieur, le réalisateur respectant scrupuleusement l’enveloppe (le policier, le juge...), mais plaçant dans l’esprit de ses acteurs les idées les plus folles qui dérèglent le mécanisme social et conduisent même parfois le film jusqu’aux confins du fantastique, comme, par exemple, la séquence d’ouverture de La Grande Frousse avec ses trois policiers à cheval grimpant, cape au vent, le flanc d’une colline. Dans tous les cas, une atmosphère très spéciale est créée, accusée par une technique qui refuse toujours l’esthétisme mais recourt parfois au prestige d’une photographie impeccable justement chargée de donner la tonalité recherchée : rose-brique dans La Bourse et la vie, qui se déroule à Toulouse, ou gris-mystère dans La Grande Frousse.


 

Mocky sociologue, moraliste et romantique

 

Dans un entretien avec la revue Midi-Minuit-Fantastique, (3) Jean-Pierre Mocky disait avoir mené une enquête préparatoire très poussée (questionnaires, rencontres...) avant de réaliser Les Vierges. L’œuvre - comme Snobs - se présente en effet sous la forme d’un film à sketches plus ou moins habilement camouflés, recensant plusieurs modèles de jeunes filles - ou d’arrivistes -, et créant une sorte de fichier du genre humain classé par catégories. Aussi les vedettes employées ne se livrent jamais à quelque numéro d’acteur, mais se plient au contraire totalement aux personnages incarnés. Cela est surtout remarquable pour Fernandel dans La Bourse et la vie, mais aussi pour Bourvil tout à tour inspecteur Triquet chanteur et sautillant dans La Grande Frousse, professeur de lettres ennemi de la télévision dans La Grande Lessive. et fils de famille voleur par vocation divine dans Un drôle de paroissien. En fait les personnages, fortement typés, composent tout un monde original comme cette petite ville de province de La Grande Frousse, avec son maire, son pharmacien, son boucher... et son ivrogne. Comme Jean-Luc Godard, mais dans un tout autre registre, il possède en effet une vision du monde cohérente, c’est-à-dire que ses personnages pourraient circuler librement d’œuvre en œuvre, ne se trouvant déplacés dans aucune puisque, dès Snobs à La Grande Lessive, le cinéaste garde le même esprit féroce mais tendre avec lequel Pierre Perret doit, lui aussi, composer ses chansons.
Jean-Pierre Mocky peuple donc chaque film d’un grand nombre de types bizarres, dérisoires ou délirants, mesquins et horripilants, souvent d’ailleurs cernés à gros traits car le réalisateur n’a rien d’un portraitiste léger et délicat : il accuse les contours, insiste, charge, transforme en gigantesque farce le moindre gag et brosse finalement un étonnant tableau des vices et laideurs d’une société pourrie. Et l’on retrouve par là, transposé sur le mode sarcastique, le propos qui transparaissait déjà sur le mode tragique dans l’échantillonnage peu reluisant montré dans Les Dragueurs.


 

Le seul Snobs fait ainsi défiler des explorateurs du pôle impuissants, des garagistes obèses régisseurs de ballets, de vieilles comtesses courant après les jeunes gens dans les fêtes de charité, des évêques-impresarios amateurs de dattes, des vieilles femmes qui adorent poignarder les brebis de la bergerie, des chefs scouts qui mettent enceintes des ballerines, ou un entrepreneur de pompes funèbres amateur d’œufs crus... La galerie des monstres s’enrichit à chaque film de nouveaux spécimens tout aussi étonnants, tels que cette éléphantesque "madame le président directeur général", ou les triplés chauves suceurs de dragées roses dans La Bourse et la vie, et Mickey le "bénédictin" ivrogne frileux détestant le cassoulet et portant perruque de La Grande Frousse. Pour incarner ces incroyables figures, il s’entoure d’une pléiade d’acteurs de composition qu’il emploie systématiquement dans chaque film, et que l’on ne voit pratiquement que chez lui, tels Joe Davray, ou même, désormais, Jean Tissier.


 


 

Bien évidemment, il ne fait pas que scruter minutieusement des caractères car il les juge également. Il exerce son point de vue d’artiste sur le matériel du sociologue pour condamner en bloc oppresseurs et opprimés consentants ou privilégiés, les non-conformistes de tout acabit, ceux qui empêchent les "bonnes gens" de prier, de s’entre-déchirer, de se marier ou de regarder tranquillement la télévision.
Moraliste, Jean-Pierre Mocky l’est beaucoup plus lorsqu’il approuve que lorsqu’il réprouve, car il sait alors trouver de véritables accents romantiques pour louer la liberté et chanter l’amour. Qu’il traque - sans succès - la femme idéale dans Les Dragueurs, ou la jeune fille dans Les Vierges, ou encore qu’il dessine avec sympathie le portrait de ce Matouzec faussaire par désir de voir tous les couples heureux dans Les Compagnons de la marguerite Jean-Pierre Mocky décrit en somme toujours le même héros : un homme que brûle d’une ardente soif d’absolu, et qui cherche, par tous les moyens, à faire cadrer son rêve utopique avec la sordide réalité.


 

S’il enseigne, amuse et catéchise parfois, il inquiète souvent aussi par sa description d’un monde qui n’est certes pas tout à fait le nôtre, mais qui y ressemble fort, comme s’il ne peignait qu’une partie de notre univers pour la généraliser ensuite. Ainsi le sexe fournit à l’auteur un sujet constant de notations insolites (ou monstrueuses) qui ne manquent pas de créer chaque fois un certain climat de malaise face à ces personnages androgynes (incarnés par Joe Davray), ces gros routiers à petite voix de pédérastes dans Les Vierges, ce boucher déguisé en bête, et ce monsieur Franqui amoureux d’un mannequin, le sommet de ces bizarreries étant atteint par Francis Blanche déguisé en mariée et urinant contre un mur dans Les Compagnons de la marguerite.


 

À ce niveau pulvérisant les bornes du mauvais goût, mais faisant aussi voler en éclats les institutions les plus sacrées, l’œuvre de Jean-Pierre Mocky ne peut que déclencher un gigantesque rire libérateur capable d’ébranler les bases de notre monde pour suggérer peut-être une autre manière de vivre, d’aimer et d’être heureux. Mais l’iconoclaste est aussi humoriste et, dans le désert du cinéma comique français, ses œuvres doivent prendre place aux côtés de celles de Pierre Étaix, tous deux couverts de l’ombre tutélaire du maître Jacques Tati.

René Prédal
Jeune Cinéma n°35, janvier 1969

1. Nicolas Machiavel (1469-1527) a écrit une demi-douzaine de pièce de théâtre. La Mandragore (La Mandragola, 1526) est la pus connue.

2. Le film de Jean-Pierre Mocky d’après le roman de Jean Ray, La Cité de l’indicible peur (1943) est d’abord sorti sous le titre de La Grande Frousse le 28 octobre 1964, titre imposé par la production. Jean-Pierre Mocky l’a rebaptisé avec le titre originel de Jean Ray, lors des ressorties.

3. Midi-Minuit Fantastique (1962-1971).



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