par Catherine Mariette
Jeune Cinéma n°244, juillet 1997
Sortie le mercredi 11 juin 1997
Un matin vous vous réveillez, entouré de masses géantes. Vous croyez pouvoir les reconnaître en vous en approchant, mais alors vous les traversez. Vous sentez croître une opacité inappréhendable, comme si tous les instants où l’on perd les mots du monde étaient rassemblés là. Sensation très concrète qui garde pourtant quelque chose d’onirique, à cause de l’isolement, de l’incongru et des perspectives bizarres. On imagine Alex van Varmerdam au sortir de ce matin d’hébétude. Pour se délivrer du charme paralysant, il procède à un des assemblages qu’il confectionne pour le théâtre et le cinéma. On dirait que ce serait un film drôle... En fait c’est une expérience de démiurge, qui introduirait dans notre aujourd’hui urbain quelque chose de la fureur d’aube des temps de Zeus ou de Prométhée. Un représentant de l’espèce humaine pose les éléments d’un monde abstrait pour tenter de résoudre les équations contradictoires et mystérieuses du rapport au réel.
Pour faire la famille, on prend d’abord trois figures, le père, la mère et le fils (qu’on appelle Abel). Puis on dresse le territoire : un immeuble qui ressemble à un trompe-l’œil, un appartement comme au cinéma - avec grande baie vitrée sur nuit d’étoiles -, et pour faire quartier de ville, le marché couvert, le peep-show et le café-vitrine donnant sur la rue. On pose tout ça dans la boîte obscure. Il ne reste plus qu’à attendre, qu’à guetter ce qui va être ainsi précipité. Très peu d’éléments somme toute, auxquels, petit à petit, l’expérimentateur ajoute une silhouette, un objet, un vêtement. Des utilités comme dans un théâtre vieillissant qui se voudrait didactique et qui ne réussirait qu’à être dérisoire : le cow-boy mourant, le psychiatre, le magnétiseur, le directeur, la serveuse, le poissonnier, le vieux cycliste. Une outrance formelle conduit les rapports entre les personnages, elle délaisse l’explication psychologique pour enchaîner les lignes, aller au bout des mots. La poursuite du père commence dans une colère impuissante, mais très vite c’est la géométrie des lieux - lignes blanches horizontales des terrasses, angles des échelles et des toits - qui mène la danse jusqu’à l’épuisement des comparses et de leur mécanique.
Le spectateur aurait aimé qu’on lui raconte une histoire, avec des personnages (certes un peu étranges...), mais il comprend vite qu’il est à l’intérieur du dispositif tendu, concerté, il est la pièce nécessaire à toute expérience rigoureuse : l’œil-témoin. L’avant-générique, successions d’instants que l’on a saisis à travers un double cadre de jumelles et de fenêtres, était déjà l’indice du regard en effraction. Et l’alternance réglée comme une musique des fenêtres allumées et éteintes, celui de la manipulation des évidences quotidiennes.
Reprenons la démonstration, trois protagonistes donc, qui se meuvent dans des directions simples et fondamentales : regarder, manger, aimer. Il y a le père, grand ordonnateur des cérémonies, maître du manger (ici la gastronomie est en livrée gloutonne) et de l’amour, dans les règles, qu’elles soient celles du voyeurisme, de la vénalité ou de la conjugalité. Cérémonies qui donnent lieu à quelques séquences hénaurmes, comme celle, toute de déraillement, de répétition et de durée dilatée, où "l’invitée", après avoir été chahutée dans la danse frénétique d’Abel, assiste révulsée, à l’engloutissement de harengs saurs, droits dans des bouches écarquillées.
Il y a le fils, il a tellement peur de ce qui vit "hors ses murs" que la proposition d’une promenade dans les dunes, faite par un père soudain très circonspect, devient, en trois déferlantes de mots, une expédition dans le désert, dans le sauvage, dans l’absolu danger. Et pourtant, ça le brûle ce qui bouge dehors. Depuis trois ans, il essaye vainement de couper les mouches qui passent à portée de ces ciseaux. Alors il se caparaçonne de prothèses qui permettent de voir sans être vu : des jumelles et une télévision-ventre matriciel, qui déclenchera la guerre familiale et entraînera implacablement la déchéance du père.
Il y a Colombe, la mère infantile, jalouse et protectrice. Que montrer de plus convaincant qu’une femme à quatre pattes en train de lécher le visage de son garçon ? Mais le fils a vingt ans dépassés, il vient de s’empêtrer dans une forteresse de cartons laborieusement échafaudée avant de se précipiter au pied de l’escalier.
Les situations dérapent et s’enrayent, de plus en plus loufoques. On rit, jusqu’au moment où, un peu égaré, on comprend qu’on a été entraîné dans un endroit grotesque et cruel à force d’indifférence, dont les règles jamais élucidées ont été poussées à l’extrême. On ne peut pas se toucher (même quand on se bat, c’est comme si on s’entraînait à se frapper), on ne peut pas se parler (c’est toujours comme si, sans aucun souvenir commun, on jouait à ne pas se connaître), on ne peut pas s’aimer. Henri Garcin joue là encore le rôle pathétique et dérangeant de l’homme qui cherche le baiser, le vrai baiser d’amour, celui de ravissement.
Film de paroxysmes décalés, tout entier sous le signe de l’artifice (décor, angles de vue, position des acteurs), Abel est plus optimiste que les suivants. Contrairement à La Robe (1), il est encore du côté de la vie et des émotions partageables. À la fin, dans une scène de boulevard qui vire au grand-guignol (fausse sortie, faux suicide, assassinat de fauteuil), tout bascule, les figures se dépouillent de leur masque, et reste le sourire éclatant d’une fille amoureuse.
Catherine Mariette
Jeune Cinéma n°244, juillet 1997
1. La Robe, et l’effet qu’elle produit sur les femmes qui la portent et les hommes qui la regardent (De jurk) de Alex van Warmerdam (1996). Le film a été sélectionné à la Msotra de Venise 1996.
Abel. Réal : Alex van Warmerdam ; sc : AvW, Otakar Votocek & Frans Weisz ; ph : Marc Felperlaan ; mont : Hans van Dongen ; mu : Vincent van Warmerdam. Int : Alex van Warmerdam, Henri Garcin, Olga Zuiderhoek, Annet Malherbe, Loes Luca, Josse De Pauw, Jan Willem Hees (Pays-Bas 1986, 95 mn).