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Théorème de Marguerite (le) (2022)
de Anna Novion
publié le dimanche 5 novembre 2023

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection officielle Séances spéciales du Festival de Cannes 2023

Sortie le mercredi 1er novembre 2023


 


À sa première vision, Le Théorème de Marguerite apparaît comme une très aimable comédie, qu’on peut même classer dans les feelgoodmovies. Marguerite est une étudiante brillante, boursière de Normale Sup, qui fait une thèse de mathématiques, sur un sujet particulier, la confirmation de la "Conjecture de Goldbach", formulée en 1742, à propos des nombres premiers (1), et jamais complètement démontrée. En maths, un théorème, c’est ce qui est démontré. Marguerite veut faire de la "conjecture" un théorème.


 


 

Elle a un patron de thèse, Laurent Werner (Jean-Pierre Darroussin) qu’elle admire, elle est la seule fille de sa promotion, elle croit avoir trouvé une formule qui confirme la dite conjecture en général, sans qu’on ait à continuer les vérifications. Mais voilà qu’un autre étudiant, Lucas (Julien Frison) trouve une erreur dans son raisonnement. Elle a tellement travaillé, et l’enjeu est si important que plus qu’une humiliation, il s’agit pour elle d’une brisure interne. Elle dé-missionne, au sens propre du terme, de son teritoire protégé, quitte à devoir rembourser sa scolarité. Elle se trouve alors obligée de repartir à zéro, dans des zones totalement inconnues. Les aventures de cette reconstruction sont le sujet principal du film.


 


 


 

Sauf que ce film ne se laisse pas oublier facilement, et qu’il revient en mémoire bien au delà de la sortie de la salle. C’est d’ailleurs à ce qu’elles vous travaillent la tête qu’on reconnaît les œuvres importantes.
D’abord on regarde de plus près l’héroïne. Marguerite est de la race de ce qu’on appelait les polards. On en a tous côtoyé pendant sa scolarité, on se moquait d’eux, on préférait les cancres (au fond de la classe à côté du radiateur). Le polard était même parvenu au rang d’allégorie simpliste, acnéique et binoclard, et souterrainement, lèche-cul des profs, qui étaient censés le préférer. Il demeure pourtant toujours un second rôle au cinéma, les désinvoltes brillants sont plus pittoresques, question de savoir-vivre. C’est déjà en cela que Anna Novion innove. Sa "polard" est interprétée par une Ella Rumpf d’autant plus charmante qu’elle ne fait strictement rien pour séduire (au point de garder ses chaussons à l’intérieur de l’École), alors même qu’elle occupe tout le film et tout l’écran. Elle a la bosse des maths - ce qui est supposé rare chez les filles -, et ses camarades se moquent d’elle en effet.


 


 


 

On sait bien que pour passer des concours, il faut beaucoup travailler, mais, avec ce film, on se rend compte que les raisons de travailler dur sont nombreuses et nuancées et que les railleries habituelles sont injustifiables. Dans le cas de Marguerite, la raison est la passion, et son ambition est intellectuelle, donc supérieure à une quelconque ambition sociale, et par là-même difficile à intégrer dans une existence quotidienne. La passion devient toujours assez vite obsession et solitude, et dans son cas, c’est flagrant (pas d’ami, pas de sexe, une mère inquiète à qui elle ment). Et, naturellement, une dépendance particulière au patron de thèse, le seul qui ait de l’importance, figure de père. L’héroïne de Anna Novion a une vie réduite, mais, loin de toute caricature, elle a une riche personnalité.


 

L’autre singularité du film est la discipline choisie, dans toute son austérité, les mathématiques. On se prend alors à vagabonder du côté de l’épistémologie, entre sciences humaines et sociales, et sciences (dites) exactes, et, par exemple, du côté des sciences hybrides, comme l’économie (qui se trompe tout le temps) ou la statistique (qui n’est jamais qu’un outil) qui, parce qu’elles utilisent des chiffres, sont devenues prétentieuses. Est-ce qu’une telle hantise serait possible pour une autre science ? Pratiquement jamais abordées (2) au cinéma, les maths sont la seule science vraiment exacte, puisque totalement abstraite, sans référence empirique, qui définit elle-même son champ de travail et part donc de postulats entièrement construits par l’esprit humain. C’est une science "autiste", qui rend possible l’obsession de Marguerite. La chercheuse et la science se sont trouvées. Anna Novion précise son projet (et nous remet dans le réel), en racontant que le film est issu d’une rencontre avec une grande mathématicienne, Ariane Mézard, qui lui en a parlé "d’une manière artistique, en évoquant la poésie et l’imaginaire" (3).


 


 

Donc Marguerite s’est trompée, elle a largué les amarres, elle se retrouve avec des problèmes d’argent, à chercher des boulots et une piaule, dans une nouvelle solitude et, avec un grand vide intérieur, à devoir affronter le désordre et l’irrationnel de la vraie vie. Deux chances vont l’aider. D’abord sa colocataire, Noa (Sonia Bonny). Elle est danseuse, elle est solaire, elle se fait belle, elle sort, elle rit, elle va lui apprendre son corps. Et puis elle connaît des tas de gens, notamment des Chinois, qui jouent au mahjong. Marguerite, avec sa tête bien faite et grâce à son savoir, va s’y imposer, et gagner l’argent qui manque aux deux filles. La découverte de l’utilité des maths et la confirmation de son talent, ça la requinque.


 


 


 

Et puis son directeur de thèse, référent protecteur, s’avère être un rival et même un traître, puisque sur le sujet, il mise désormais sur l’étudiant contestataire qui a brisé sa vie. Dès lors qu’elle est remise sur pied, la colère et la jalousie s’avèrent de puissants moteurs. Elle se remet furieusement aux maths, retrouve son addiction, et rencontre vraiment son contradicteur Lucas, tout aussi brillant et tout aussi passionné, qui se révèlera un possible amoureux.


 


 


 

C’est une autre réussite du film : leurs travaux, leurs dialogues, parfaitement incompréhensibles pour le commun des mortels, sont pourtant délicieux, et les immenses équations sur des murs transformés en tableaux noirs, ressemblent à des œuvres d’art.


 


 

Cette reconstruction est une leçon de choses, qui propose une morale. On se sait pas s’ils vont parvenir à résoudre le problème sur lequel ils travaillent. Mais on comprend qu’ils sont mieux partis pour cela. Cette réintégration de Marguerite dans le monde concret est, pour elle, comme un voyage d’initiation, et, à nous, elle confirme qu’il faut réviser quelques idées toutes faites qui flirtent avec le scientisme. Il y a des lois naturelles, que les humains découvrent, rassemblent et respectent, alors même qu’ils savent maintenant qu’elles sont relatives. Il ne faut pas les sacraliser mais les utiliser : l’important, c’est d’éviter de prendre la pomme sur la gueule, aurait pu dire Isaac Newton. Et puis, il y a les jeux, dont les maths ne sont qu’une forme supérieure.


 

Du film, on retient des conclusions, implicites et jamais lourdement assénées : que la raison n’existe pas sans déraison, non plus que l’ordre sans désordre, et que l’erreur humaine est aussi "scientifique" et donc un élément du cheminement. Cette démonstration rejoint ce que disait son directeur de thèse à Marguerite : "Il faut créer, faire un pas de côté pour faire évoluer les mathématiques". Et rejoint aussi ce que dit la réalisatrice de sa rencontre avec la mathématicienne : "Entre nous, il y a eu un coup de cœur amical, une "reconnaissance" qui m’a bouleversée".
En somme, pour parodier François Rabelais avec son "Science sans conscience", science sans affect n’est que ruine de l’âme.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Un nombre premier est défini par le fait qu’il ne peut être divisé que par 1 ou par lui-même et par aucun autre. Les vingt-cinq nombres premiers inférieurs à 100 sont : 2, 3, 5, 7, 11, 13, 17, 19, 23, 29, 31, 37, 41, 43, 47, 53, 59, 61, 67, 71, 73, 79, 83, 89, et 97.
Des nombres premiers, il en existe une infinité, donc, en principe, on n’arrivera jamais ni à confirmer ni à infirmer la conjecture de Goldbach : "Tout nombre entier pair supérieur à 3 peut s’écrire comme la somme de deux nombres premiers". Pour l’instant, c’est prouvé jusqu’au plus grand nombre premier connu, découvert le 7 décembre 2018, qui comporte plus de 24 millions de chiffres en écriture décimale.

2. Les films où interviennent les mathématiques : Mort d’un mathématicien napolitain (Morte di un matematico napoletano) de Mario Martone (1992) ; Pi de Darren Aronofsky (1998). Et trois films sur Alan Mathison Turing (1912-1954) : Enigma de Jeannot Szwarc (1982) ; Enigma de Michael Apted (2001) ; Imitation Game de Morten Tyldum (2014).

3. Cf. aussi Cédric Villani, Les mathématiques sont la poésie des sciences, Paris, Flammarion, 2018.
Et sur France Culture : Les mathématiques éloignent-ils du monde ?


Le Théorème de Marguerite. Réal : Anna Novion ; sc : A.N., Agnès Feuvre, Marie-Stéphane Imbert & Mathieu Robin ; ph : Jacques Girault ; mont : Anne Souriau ; mu : Pascal Bideau ; déc : Anne-Sophie Delseries ; cost : Clara René. Int : Ella Rumpf, Jean-Pierre Darroussin, Clotilde Courau, Sonia Bonny, Julien Frison, Idir Azougli, Camille de Sablet Edouard Sulpice (France-Suisse, 2022, 112 mn).



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