par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe
Dans le cadre de sa programmation régulière de "vidéodanse", le Centre Pompidou a montré, en avant-première, le film de Ruedi Gerber intitulé Awaken, consacré à la pionnière - et vétérane - de la danse américaine d’avant-garde des années 50, Anna Halprin.
Découvrant le musée Rodin il y a une dizaine d’années lors d’un passage à Paris, cette dernière mûrit le projet de réaliser une chorégraphie à partir des poses saisies au moment le plus juste par l’auguste sculpteur.
Le film est une pleine réussite.
Il restitue, sous forme documentaire, le long travail de préparation, de répétition, et surtout d’improvisation, en pleine nature californienne, au bord de l’océan, à quelques dizaines de mètres de la maison de la chorégraphe, construite en 1954 par son mari Lawrence Halprin et l’architecte Arch Lauterer, entre la baie de San Francisco et le mont Tamalpais.
L’approche kinesthésique du mouvement appliquée à l’œuvre rodinienne, sujet a priori improbable, voire intraitable, fonctionne à merveille.
La rencontre Halprin-Rodin a bien eu lieu, ce que prouve le film, l’une traduisant l’univers de l’autre sans le trahir, s’en inspirant, le respectant, l’enrichissant.
Le travail de groupe, avec la compagnie The Sea Ranch Collective a toute latitude pour explorer l’espace-temps entre la naissance du geste et son aboutissement, gelé par les mains du sculpteur. Le mouvement est redécouvert - ou réinventé - à partir de l’émotion, il se prolonge par l’imagination. Les statues, telles des Belles, ainsi s’éveillent. Chaque danseur, comme le confirmera le déroulant final, interprète un ou plusieurs personnages, isolés ou regroupés, qui vont du Penseur (1882) aux Bourgeois de Calais (1889), en passant par Le Baiser (1882) et L’Éternel Printemps (1884).
Le film est nouveau et intéressant parce que, pour la première fois, la chorégraphe nous livre sa méthode.
Celle-ci, sans doute inspirée par la notion de mouvement naturel que lui transmit Margaret H’Doubler, par la multidisciplinarité prônée par les exilés du Bauhaus qu’elle fréquenta à Chicago, les techniques de créativité des années 40 (le brainstorming d’Alex Osborne, la "pensée latérale" d’Edward de Bono, la méditation Zen, etc.), sans parler de la psychologie des profondeurs jungienne, Anna Halprin proposa la notion essentielle de tâche (task) qui substitua au pas de danse le geste quotidien, une idée pouvant elle-même s’appliquer à toute action artistique. Elle forma notamment les figures historiques de la postmodern dance américaine : Simone Forti, Trisha Brown, Yvonne Rainer.
Stylistiquement, le documentaire sort de l’ordinaire.
Il se passe très bien de la voix off, rythme le métrage musicalement, grâce aux thèmes "planants" du compositeur britannique Fred Frith, et à un air postromantique d’Arvo Pärt, intègre des citations contextualisées tirées des écrits de Rodin.
Le parti pris n’est pas celui du plan-séquence (Ruedi Gerber use parfois, il nous semble, d’une deuxième caméra), mais d’un montage alterné entre les corps dénudés des interprètes et ceux, faits de plâtre, d’albâtre ou de bronze, filmés à Paris et à Meudon.
Il convient, à cet égard, de saluer le formidable travail de montage effectué par Aline Hervé. Le réalisateur, sous influence halprinienne, poussé par Le Souffle de la danse (titre de son précédent opus), a produit une cinédanse ou, si l’on veut, un cinépoème qui fera date.
Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe (mars 2015
Awaken. Réal : Ruedi Gerber ; mu : Fred Frith : mont : Aline Herve ; ph : Adam Teichman & Ruedi Gerber. Int : Anna Halprin (USA, 2012, 62 mn).