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Armée des douze singes (l’) (1995)
de Terry Gilliam
publié le mercredi 8 novembre 2023

par Gérard Camy
Jeune Cinéma n°236, mars-avril 1996

Sélection officielle en compétition de la Berlinale 1996

Sorties les mercredis 28 février 1996 et 8 novembre 2023


 


"Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance. La scène qui le troubla par sa violence, et dont il ne devait comprendre que beaucoup plus tard la signification eut lieu sur la grande jetée d’Orly, quelques années avant le début de la Troisième Guerre mondiale" (1).
La surface du monde n’est plus, en cette année 2035, qu’un immense champ de ruines parcouru par quelques animaux libérés d’un zoo.


 


 


 

Les survivants de l’énorme épidémie qui dévasta le monde à la fin du 20e siècle ont trouvé refuge dans des souterrains suintants, éclairés par quelques lumières blafardes. La vie est organisée autour d’un conseil de savants.


 


 

"C’est pour le conduire à la salle d’expérience qu’on vint chercher un jour, parmi les prisonniers, l’homme dont nous racontons l’histoire".
Chris Marker évoquait la peur atomique qui imprégnait la guerre froide, Terry Gilliam, en choisissant un virus mortel suggère toutes les terreurs planétaires qui hantent le cerveau humain : la peste du Moyen-Âge, la grippe espagnole du début du siècle, ou encore le sida à l’orée du 21e siècle (2). Les bourreaux en blouse blanche qui persécutent le proscrit James Cole (Bruce Willis) sont en fait, étrange paradoxe, obsédés par leur volonté de faire renaître la vie et non de donner la mort. Ils veulent comprendre l’origine de l’épidémie afin de trouver une antidote qui permettrait à un peuple de rats suffocants de retrouver la lumière du jour.


 


 

Pour le moment engoncés dans des combinaisons imposantes, des volontaires rejoignent la surface pour trouver quelques insectes précieux, porteurs éventuels d’une empreinte virale. Mais pour ces savants inquiétants, le seul espoir est le retour vers le passé. Juste avant le cataclysme. Pour élucider le mystère et, qui sait, changer le cours des choses, ils ont appris à maîtriser le temps. James Cole, à l’instar du protagoniste de La Jetée, est choisi pour les souvenirs visionnaires qui obscurcissent son cerveau et peuvent servir de points d’ancrage dans une autre époque. Sa mission est donc de retourner dans cette année 1996, qui vit le début de la catastrophe. L’Armée des douze singes prend alors les dimensions d’une superbe réflexion sur la mémoire et le temps en décrivant l’acharnement d’un homme à convaincre de l’impossible : la simple présence.
"Rien ne distingue les souvenirs des autres moments. Ce n’est que plus tard que les cicatrices apparaissent et permettent de dater les événements".


 


 

Le cinéma met d’ailleurs magnifiquement en valeur cette ambiguïté temporelle. Toutefois, dans La Jetée, l’incursion de l’homme dans l’avenir est un moment d’espoir ténu. Les hommes ont évolué et acquis une certaine sagesse à laquelle le héros n’est pas encore prêt. Dans le nouveau film de l’auteur de Brazil (1985), le seul avenir est ce présent désespérant fait de tuyaux longeant de longs couloirs mal éclairés, cette société en régression qui végète dans des sous-sols malodorants. L’espoir est ici réduit à néant par la fatalité et l’impossibilité d’un quelconque changement. No Future. Question d’époque. Et pourtant, Terry Gilliam nous conte une belle histoire d’amour entre James Cole et Kathryn Railly, la psychiatre chargée d’étudier le cas de cet individu étrange venu d’ailleurs. Cet amour tragique naît de fugitives rencontres au gré de l’enquête menée par le héros pour comprendre la signification de l’armée des douze singes.


 


 

La plongée du couple pourchassé dans l’univers glauque des quartiers défavorisés d’une grande ville américaine, véritable poubelle d’une humanité sans espoir et livrée à elle-même, n’est qu’un parcours jalonné qui lui permet d’apprendre à s’aimer intensément. Pour James Cole mieux vaut un amour menacé dans le passé qu’un monde sans amour comme dans les souterrains inhumains de son présent. Mais cet ancrage dans le passé réserve quelques surprises : James Cole, nu comme un ver, se retrouve dans une tranchée de la guerre de 14-18, au milieu d’une attaque hallucinante, terrifiante. Avec une grande intelligence, Terry Gilliam intègre cet accident de parcours dans le bel échafaudage des relations entre les deux amants. C’est grâce à lui que Kathryn se rendra à l’évidence : Cole dit vrai. Mais cette révélation ne changera rien. La psychiatre change alors de statut dans une société qui refuse les évidences et n’admet que des explications rationnelles. Cole et Railly sont désormais liés contre les autres. Mais au bout du compte, il n’y a que la mort. Le destin est inéluctable et ne peut être changé par quelques savants fous, venus du futur, ou par une société qui ne peut assimiler des faits nouveaux et incompréhensibles et ne peut prendre en compte un bouleversement de l’intangible règle espace-temps.


 


 

Car les scientifiques des souterrains ne sont pas les seuls responsables de la souffrance et du destin de James Cole. Les docteurs qui le considèrent comme fou, les policiers qui déclenchent une chasse à l’homme, ont tout autant de responsabilités. Pessimisme absolu. La superbe scène finale de l’aéroport, tout en gestes inachevés, en regards contrariés, en courses interrompues, tout en ralentis et en gros plans, stratification de souvenirs inscrits dans la mémoire, est le point d’orgue de cette chronique d’une mort annoncée. James Cole reconnaît enfin le visage obsédant de son rêve alors que tout est joué.


 


 

Flics du passé et tueurs du présent, tenants d’un ordre établi et immuable, se retrouvent et se liguent contre cet intrus, franc-tireur dangereux car de moins en moins contrôlable, qui a rempli son rôle et n’aspire qu’à modifier un destin écrit une fois pour toute. Dans une quasi immobilité cauchemardesque, la jeune femme tient serrée la tête de l’homme ensanglanté contre sa poitrine devant une foule anonyme et les yeux immobiles et terrorisés d’un petit garçon pétrifié qui, sans comprendre, assiste à son exécution.


 


 

"Mais il chercha d’abord le visage d’une femme au bout de la jetée. Il courut vers elle. Et lorsqu’il reconnut l’homme qui l’avait suivi depuis le camp souterrain, il comprit qu’on ne s’évadait pas du Temps, et que cet instant qu’il lui avait été donné de voir enfant, et qui n’avait pas cessé de l’obséder, c’était celui de sa propre mort".

Gérard Camy
Jeune Cinéma n°236, mars-avril 1996

1. Les citations sont extraites de La Jetée de Chris Marker (1962).

2. On peut suggérer aujourd’hui, également, la pandémie de covid 19 à partir de 2019 (695 millions de morts décomptés au 18 août 2023), ainsi que la peur, désormais, des virus antiques réanimés à la suite de la fonte des glaciers.


L’Armée des douze singes (Twelve Monkeys). Réal : Terry Gilliam ; sc : David & Janet Peoples, d’après La Jetée de Chris Marker ; ph : Roger Pratt ; mont : Mick Audsley ; mu : Paul Buckmaster ; déc : Jeffrey Beecroft ; cost : Julie Weiss. Int : Bruce Willis, Madeleine Stowe, Brad Pitt, Christopher Plummer, Bob Adrian (USA, 1995, 129 mn).


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