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Smoke (1995)
de Wayne Wang
publié le samedi 7 mars 2015

par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°232, juin 1995

Sélection officielle de la Berlinale 1995
Ours d’argent et Prix spécial du Jury pour Harvey Keitel
César 1996 du meilleur film étranger

Sortie le mercredi 13 décembre 1995


 


Paul Auster mentionne dans son autobiographie, Invention de la solitude (1982), quelques travaux effectués pour le cinéma ; de simples petits boulots comme des traductions ou des lectures de scénario, et il note que le cinéma ne l’inté­resse pas.
D’où la surprise de voir présenter, au Festival de Berlin, un film de Paul Auster & Wayne Wang. Celui-ci, dans une interview, dit avoir été séduit par la cour­te nouvelle intitulée Le Noël d’Auggie Wren. Il contactait alors Paul Auster et le décidait à co-réaliser le film. Rencontre surprenante. Rien de plus étranger au mode de narration de l’écrivain que celui de Wayne Wang. Le cinéaste, Chinois américain, filme ses chro­niques familiales au fil du temps. Sans les retours arrière, sans les commen­taires, sans les bifurcations, ces destins parallèles et qui soudain se croisent, ces événements jumeaux qui font de la lecture de Paul Auster un cheminement dérivant dans une sorte de bibliothèque de Babel. Certes, le petit monde de Wayne Wang a quelque affinité avec celui du New-Yorkais. Les êtres qui s’y débat­tent sont des marginaux dans l’Amérique de Forrest Gump et le Tabac d’Auggie, situé à Brooklyn, pourrait tout aussi bien se trouver à Chinatown. Mais on ne rencontre chez Wayne Wang aucun de ces pères, oncles, mères assassines dont les aventures réelles ou inventées nous ramènent à nos lec­tures d’enfant.


 

Eh bien, Smoke est une œuvre jubilante. On n’a pas envie de quitter ses personnages, qui ne sont pourtant pas tellement sympathiques.
Auggie est près de ses sous, Paul se débarrasse du SDF qu’il a invité chez lui, Ruby exagère avec sa fille bâtarde, née dix-sept ans auparavant. Pas exemplaires, mais fraternels, mais disponibles, qui savent écouter et raconter, s’engueuler et se retrouver.
Smoke ressemble aux photos d’Auggie, "toutes semblables, dit Paul, mais qui demandent un regard et du temps".


 

Et on se prend à ne plus être pressé. Bon­heur du happy end bien modeste mais fondamental. Chacun reste à sa fichue place, seulement un peu plus pauvre qu’avant. Chacun sauf un, et celui-là, c’est le plus paumé et le plus jeune.

Smoke, le film à double paternité, contient, tel le requin de Pinocchio, toute la nouvelle de Paul Auster : le Tabac de Brooklyn, Auggie à son comptoir, et le souvenir qu’il raconte à Paul, en panne d’idée pour le conte de Noël deman­dé par son journal.
C’est une histoire de portefeuille trouvé, de vieille aveugle et de repas de Noël. Le récit reste oral et repris à la lettre.
Une séquence précédente raconte l’épisode de l’album aux quatre mille photos, traces des quatre mille matins où Auggie, pendant onze ans et toujours à huit heures, a photographié son Tabac du trottoir d’en face. Toute la nouvelle, mais démultipliée, fourmillante de détails. L’esquis­se est devenue une grande fresque griffonnée sur un couloir de métro par un artiste. Un paquet de cinq mille dollars va transiter de main en mains. Chacun la donne à un ami, autant pour le dépanner que pour s’en débar­rasser.

Quatre personnages, quatre chapitres. Chacun à tour de rôle protagoniste de l’épisode tandis que les autres passent à l’ombre. Une structure complexe mais claire.


 

Dès le début un personnage se met à raconter, des histoires de cigarettes et de fumée, mais bizarres. Walter Raleigh, oui, l’amant de Beth, pas la petite d’à côté, mais une Reine d’Angleterre. Ce Raleigh savait "pese" la fumée. Un poète, en manque de tabac, avait arraché toutes les feuilles de son manus­crit pour rouler ses cigarettes. Celui qui raconte au comptoir a l’air triste et doux de William Hurt. Dès qu’il est parti, Auggie (Harvey Keitel) révèle qu’il est un écrivain renommé, mais que la mort brutale de sa femme l’a lais­sé totalement perdu.
Wayne Wang a filmé ce prologue tout calmement, avec une caméra souple pas encombrante et qui sait s’arrêter et se faire oublier quand Paul raconte. Dès ce début, le motif préféré de Paul Auster  : le type connu ou inconnu qui se met à raconter. Pas de flash back, on ne visualise ni les his­toires ni les souvenirs, ni les inventions sauf... mais ceci est une autre histoi­re.


 

D’emblée aussi le thème primordial, la mort qui vous tombe dessus sans préavis. À la mort de la femme de Paul, répond - nous le saurons au deuxiè­me chapitre - celle de Rashid et, évitée de justesse, celle de Paul. Toutes morts provoquées par l’arme favorite du destin, ces "voitures ravageuses" dont parle Effings dans Moon Palace.

Avec l’épisode titré "Rashid" se développe l’autre thème de Paul Auster : l’enquête sur le père mort ou absent. Paul l’écrivain a ramené chez lui le jeune Rashid qui l’a sauvé dans la rue. Un répit de deux jours et Rashid a disparu. Une tante le cherche ; il ne s’appelle pas Rashid mais Cole ; il a perdu sa mère jeune par la faute d’un père qui l’a abandonné. "Il vient d’apprendre où vit son père mais je ne crois pas qu’il s’en préoccupe".
Et l’épisode nous conte la recherche. Rashid-Cole s’est installé sur un talus et observe en silence le gros noir au bras droit absent qui répare un moteur. La caméra observe avec lui mais ne restitue pas son regard. Des plans fixes, très brefs, avec des poses discontinues, comme un montage de photos. On dirait qu’il arrache au spec­tacle fluide de la vie quelques bribes-fragments, à inscrire dans la mémoire. Il ne se décidera que plus tard à se faire reconnaître. Pour l’instant, il se pré­sente : Paul Benjamin. Rashid-Cole-Benjamin, comme presque tous les personnages de Paul Auster, a des problèmes d’identité et se dote de noms. Le nar­rateur de Moon Palace se nomme Stanley, Marco Fogg. Un Fogelman amputé à un passage de frontière, un Fog (Fag, Frog pour les copains) devenu Fogg à cause de Phileas. Le nom témoigne des ambitions de pères ou marquent les grands tournants de la vie. Quand, à la fin, les pères adoptifs de Rashid, Paul et Auggie, le forceront à redevenir Cole en face de son père, la vraie mue aura eu lieu, celle qui permet d’accepter son passé.


 

On voit comment les auteurs développent leur intrigue. En surface, pas grand chose, des propos de comptoirs, des gestes banals, guère de péripéties. Mais cette surface est constamment trouée par les récits qui ramènent des éléments antérieurs : la mort de la femme de Paul, la dérive de Ruby, les années de prison faites par Auggie à la place de sa femme, la virée en camion et l’accident qui tue la femme de Cole "et Dieu m’a pris mon bras en puni­tion". Événements essentiels mal datés parce que comptent, seulement, la date du récit et l’impact créé pour l’auditeur. Et ces cheminements souter­rains rejoignent d’autres histoires, celles qu’Auster raconte dans ses romans. Certes, après l’éblouissement laissé par le film, on se replonge dans les romans, et on peut trouver celui-ci un peu en retrait par rapport à l’œuvre écrite. Jamais on ne s’y perd. Les coups de filets lancés dans les profondeurs ramènent des faits, pas d’autres récits emboîtés à l’infini.

On ne trouve pas, dans le film, de ces lieux symboliques et romanesques comme cette caverne où Effings (dans Moon Palace) coexiste avec un mort. Cette caverne anticipe de quarante ans celle où se réfugie le jeune narrateur, dans Central Park et non dans l’Utah. Ce séjour d’attente passive se retrouve dans Les Livres de mémoire et aussi ceux qui rendent compte du mythe de Jonas, revu par l’auteur de Pinocchio avant Walt Disney. Mais la jubilation est la même et l’impression de liberté.
Liberté dans le mode du récit qui nous donne des personnages nus, sans qualité, sans ces détails que donnent les romanciers pour typer leur personnage et qui façonne l’homme de quarante ans, ou l’adolescent dont nous allons suivre le parcours. Ces détails nous les apprenons au plus-que-parfait, quand le voyage est fini. Et cette liberté est aussi celle des individus devenus personnages. Ils ont une situation, chômeur, vendeur, écrivain, garagiste, mais pas vraiment de statut social. Disponibles aux imprévus, capables de tout balancer pour une ren­contre ou des retrouvailles, ce sont des gens qu’on aimerait un matin trouver devant sa porte.


 

La fin réserve une surprise ; elle ne doit rien aux romans de l’écrivain. Quand tout est conclu, que le film a rejoint le final de la nouvelle, un nou­veau film a l’air de commencer.
Noir et blanc, un jeune noir pique quelques revues et on s’aperçoit que le récit que nous venons d’entendre devient du cinéma en noir et blanc. Le conte d’Auggie s’est incarné. Le statut de ce petit film dans le film est flottant. Ce peut être le souvenir d’Auggie, ou l’idée que son récit suscite chez Paul. Ce peut être l’article élaboré que Paul va écrire d’après le souvenir d’Auggie. C’est en tout cas le passé restitué comme pré­sent. C’est aussi l’image même du cinéma quand le scénario devient images.

Andrée Tournés
Jeune Cinéma n°232, juin 1995


Smoke. Réal : Wayne Wang ; sc : Paul Auster ; mu : Rachel Portman & Dmitri Chostakovitch. Int : Harvey Keitel, William Hurt, Jared Harris, Harold Perrineau, Forest Whitaker, Stockard Channing (USA, 1995, 112 mn).



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