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Guerre et Paix (1965)
de Sergueï Bondartchouk
publié le mercredi 22 novembre 2023

par Sylvie L. Strobel
Jeune Cinéma n°426, décembre 2023

Sélection officielle Hors compétition du Festival de Cannes 1967
Oscar du meilleur film étranger 1969

Sorties le vendredi 16 décembre 1966 et le mercredi 22 novembre 2023


 


Léon Tolstoï (1828-1910) a une œuvre considérable (nouvelles, essais...), mais il n’a écrit que trois grands romans. Guerre et paix est le premier (1), un roman historique publié sous forme de feuilleton entre 1865 et 1869 dans Le Messager russe. Tout le monde connaît son nom et celui du roman, même s’il est probable que ses lecteurs sont de moins en moins nombreux. En revanche, une connaissance de l’homme et l’œuvre, comme "par ouï-dire", est possible grâce aux adaptations au cinéma et à la télévision (2). Et, en tout premier lieu, grâce au film de King Vidor (1956), sorti en France à l’époque, et ressorti deux fois en 2014 et 2016 (3). Ce Guerre et paix a été réalisé, en plein maccarthysme, en principe par un cinéaste américain hollywoodien américain, en réalité, c’est une production italienne insatisfaisante pour King Vidor (4) comme pour la critique. Il a reçu néanmoins des récompenses et surtout connu un vif succès en URSS.


 


 

Le gouvernement soviétique en prit ombrage, et Sergueï Bondartchouk (1920-1994) aurait écrit : "Nous-mêmes ne serions pas capables de l’adapter ? C’est une honte devant le monde entier !". Il faut dire que, réalisées en Russie, il n’y avait que deux adaptations russes, muettes : une de Pyotr Chardynine, avec Ivan Mosjoukine (1913), et une de Vladimir Gardine & Yakov Protazanov (1915), ce qui au regard des 1500 pages du grand écrivain national était un peu mince.


 


 

Donc, dès sa prise de fonction en 1960, la ministre de la Culture soviétique, Ekaterina Foursteva, décida de rapatrier non seulement Léon Tolstoï, mais également une page glorieuse de l’histoire nationale. En effet, le roman se déroule entre 1805 (Austerlitz) et 1812 (Borodino), et narre notamment la campagne de Russie, quand la stratégie de Mikhaïl Koutouzov, général en chef des armées de Russie, avec sa "politique de la terre brûlée", a contraint Napoléon - laissé sans interlocuteurs pour signer leur défaite - à battre en retraite en perdant 500 000 grognards.


 


 

La ministre fit donc une commande, avec la mission de concilier Léon Tolstoï et ses angoisses existentielles individualistes, auteur d’une Russie tsariste, avec la révolution des camarades soviétiques, à Sergueï Bondartchouk (Prix Staline 1952 et Ordre de Lénine 1960). À l’époque, il n’est pas membre du Parti communiste (5). Elle lui donna tous les moyens nécessaires, le temps de mise au point et de la minutie de la documentation, on construisit les somptueuses résidences des nobles et les immenses décors de Moscou qui seront incendiés..., il y eut plusieurs lieux de tournage, des plaines ukrainiennes aux studios de la Mosfilm, en passant par Saint-Pétersbourg ou Smolensk, l’Armée rouge prêta un escadron plusieurs années, on embaucha des milliers de figurants pour les batailles...


 


 


 

Le tournage démarra, symboliquement le 7 septembre 1962, pour commémorer le 150e anniversaire de la bataille de Borodino. Le film deviendra celui de tous les records : le coût (9.3 millions de roubles de 1965, soit plus de 800 millions de dollars actuels), la durée du film (8 heures en 4 parties), le nombre de spectateurs (plus de 60 millions), le nombre de récompenses et distinctions (avec, fair play, un Oscar du meilleur film étranger 1969, en pleine guerre froide).


 


 

Une super production ne fait pas un chef d’œuvre. Et certains critiques ne sont pas privés, à sa sortie de lui reprocher, notamment, son manque de lyrisme, et l’utilisation de la voix de Tolstoï, en off. Le talon d’Achille d’un tel film, c’est la question récurrente de l’adaptation d’une œuvre littéraire au cinéma. On est bien d’accord avec l’idée de Marguerite Duras que "Le cinéma arrête le texte, frappe de mort sa descendance : l’imaginaire". Elle ajoute d’ailleurs "C’est là sa vertu même", elle qui a adapté elle-même ses romans. En même temps, puisqu’il existe généralement plusieurs adaptations d’un même texte, on peut penser qu’il y à des morts et des résurrections, et que la réussite d’une adaptation dépend surtout du talent du cinéaste, traduction et non trahison, autonomie d’un art.


 


 

Dans le cas du Guerre et paix de Sergueï Bondartchouk, qui incarne lui même Pierre Bezoukhov, le personnage central, on peut considérer que le pari de fidélité, si ce n’est d’équivalence, a été largement réussi. D’abord à cause de la longueur du film, de son souffle, et de sa construction en quatre parties - André Bolkonski, Natacha Rostova, 1812 et Pierre Bezoukhov  -, parallèles au roman, à cause aussi d’une reconstitution scrupuleuse. Léon Tolstoï a mis beaucoup de lui-même dans son œuvre, et Serguei Bondartchouk beaucoup de Tolstoï dans son film : son mariage de convenance, ses aventures, son pacifisme, son rapport à la Nature et au peuple…. La langue est simple et belle, même si, paraît-il, les descendants ne lui trouvent pas la distinction requise.


 


 

Pour la musique, Viatcheslav Ovtchinnikov plutôt que Nino Rota chez King Vidor est un bon choix. Quant aux acteurs, chez ce dernier, Henry Fonda, Mel Ferrer, Vittorio Gassman, Anita Ekberg, n’étaient pas vraiment convaincants, et seule Audrey Hepburn était à la hauteur du projet. Chez Serguei Bondartchouk, Lioudmila Savelieva, danseuse à l’académie Vaganova de Saint-Pétersbourg, dans le rôle de Natacha, lui ressemble et fait montre d’une présence analogue.


 


 

Et même si elle paraît un peu puérile dans la deuxième partie du film (qui est la sienne), naïve et centrée sur elle-même quand la guerre gronde, même si les superbes bals et les scènes de guerres, qui parfois s’entremêlent significativement, peuvent paraître un peu longues, le film, monumental, est aussi un film passionnant, hypnotique, qui dépasse largement son intérêt historique.
Il a fait une carrière internationale, mais n’était jamais ressorti en France depuis 1966.

Sylvie L. Strobel
Jeune Cinéma n°426, décembre 2023

1. Il a été traduit en français par Irina Paskévitch, dès 1879 ; chez Hachette. Les deux autres grands romans de Léon Tolstoï : Anna Karénine (1873-1877), publié également en feuilleton et traduit en France en 1885, et Résurrection (1899), traduit en français la même année.

2. Les adaptations de Guerre et paix ne sont pas si nombreuses. Un opéra de Serge Prokofiev, sur un livret de Mira Mendelssohn (1942) ; une mini série roumaine de 4 épisodes de Robert Dornhelm (2007) ; une autre mini série anglaise en 6 épisodes de Tom Harper (2016) ; un téléfilm de François Roussillon (2000), captation de l’opéra de Serge Prokoviev mis en scène par Francesca Zambello (Opéra Bastille, 2000).

3. Le film de King Vidor, qui durait 208 mn, est sorti en France le 14 décembre 1956 et ressorti, en version restaurée le 12 février 2014 et le 13 avril 2016. Il a été nommé à 3 Oscars qu’il n’a pas eus, mais il a été lauréat du Golden Globe du meilleur film étranger 1957.

4. King Vidor, La Grande Parade. Autobiographie, traduction de Catherine Berge et Marquita Doassans, Paris, Ramsay, 1981). Le cinéaste y raconte les difficultés du tournage, du scénario, du casting, du budget, et finalement son amertume d’avoir été dépossédé du contrôle de son film.

5. En 1970, sous la présidence Leonid Brejnev, on lui recommande d’y adhérer et il acceptera afin de protéger sa carrière. En 1971, il sera élu Président de l’Union des réalisateurs, contrôlée par le Parti.


Guerre et Paix (Voïna i mir). Réal : Sergueï Bondartchouk ; sc : S.B. & Vassili Soloviov d’après le roman de Léon Tolstoï (1865-1869) ; ph : Yu-Lan Chen, Anatoli Petritski & Alexandre Chelenkov ; mont : Tatiana Likhatchiova, & Elena Sourajskaïa ; mu : Viatcheslav Ovtchinnikov ; déc : Guennadi Miasnikov, Mikhaïl Bogdanov & Alexandre Borissov ; cost : Nadejda Bouzina, Mikhaïl Tchikovani & Viatcheslav Vavra. Int : Lioudmila Savelieva, Sergueï Bondartchouk, Viatcheslav Tikhonov, Viktor Stanitsyne, Oleg Tabakov, Boris Smirnov, Vassili Lanovoï, Irina Skobtseva, Anastasia Vertinskaïa, Boris Zakhava, Vladislav Strjeltchik, Anatoli Ktorov, Antonina Chouranova, Nikolaï Rybnikov, Boris Khmelnitsky, Nonna Mordioukova, Gueorgui Milliar, Iya Arepina, Alekseï Glazyrine, Stanislav Tchekan, Oleg Efremov, Nikolaï Grinko (URSS, 1965, 484 mn).



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