Ce musical conçu par Pierre Koralnik & Serge Gainsbourg, démarqué du Funny Face de Stanley Donen (1957), produit en 35 mm couleur par l’ORTF, diffusé à l’époque en noir & blanc par la première chaîne, est une curiosité esthétique. Au début de sa carrière, Pierre Koralnik réalise des documentaires pour la télévision suisse. Il se fait remarquer en 1964 par un portrait de Khrouchtchev et une interview en français de Che Guevara, quelques mois avant le discours historique de celui-ci devant l’assemblée générale de l’ONU. De retour à Paris, il réalise des sujets pour Cinq colonnes à la une, Dim Dam Dom et des émissions de variétés pour Michèle Arnaud, productrice à l’ORTF après avoir été l’interprète, notamment, de Serge Gainsbourg. Le réalisateur partage avec ce dernier le goût pour le rock et la pop : il filme The Supremes, Françoise Hardy, Christophe, Them, Les Zombies, The Walker Brothers, Nino Ferrer, Michel Polnareff, France Gall, Eddy Mitchell, Marianne Faithfull et, bien entendu, son ami Serge Gainsbourg.

Tous deux, ils souhaitaient créer quelque chose de "moderne ou de nouveau". En tout cas, selon le réalisateur, "le contraire absolu de ce qui avait été fait par Jacques Demy dans Les Parapluies de Cherbourg (1964)", qu’ils considéraient dans la tradition de l’opérette à la française. Anna Karina et Jean-Claude Brialy, auparavant réunis par Jean-Luc Godard dans Une femme est une femme (1961) tiennent les rôles principaux ; le directeur de la photographie est Willy Kurant, qui avait travaillé sur Masculin féminin (1966). Les dialogues sont de Jean-Loup Dabadie, les chansons et les thèmes musicaux, signés Serge Gainsbourg, sont orchestrés par Michel Colombier, l’arrangeur du Psyché Rock de Pierre Henry, un tube de la même année (1). Les ballets, dans le style modern jazz, sont du chorégraphe afro-américain Vic Upshaw.

Le paradoxe du film est que, bien que tourné en décors naturels, hors des studios des Buttes-Chaumont, la représentation de Paris n’a rien de particulièrement naturaliste - rien non plus de pittoresque. Le spectacle est dans la rue, au milieu du trafic automobile, des autobus à plateforme, dans des cafés enfumés équipés de flippers, dans des discothèques en vogue, comme le Bus Palladium où l’on entrevoit Eddy Mitchell, dans des places difficiles à localiser précisément. Avec des couleurs vives, d’esprit pop, des vêtures et coiffures venues d’outre-Manche, une B.O. alternant ballades et jerks.

Outre le chef d’œuvre immortel "Sous le soleil exactement", chanté mezza voce, avec un pont très haut perché, manière qui se retrouvera chez Brigitte Bardot, Jane Birkin et Isabelle Adjani, que Serge Gainsbourg interprétera lui-même peu de temps après - comme il le fit pour "La Javanaise", écrite pour Juliette Gréco -, dont Pierre Koralnik tira un clip arty pour la télé, très graphique avec une photo surexposée en monochrome doré, nous avons droit aux morceaux "C’est la cristallisation comme dit Stendhal", "Pas mal, pas mal du tout", "J’étais fait pour les sympathies", "Rien, rien, j’disais ça comme ça", "Un jour comme un autre, Boomerang, De plus en plus, de moins en moins, Roller Girl, Ne dis rien", "Pistolet Jo", "G. I. Jo" et "Je n’avais qu’un seul mot à lui dire".

Admirateur de Alban Berg et de Arnold Schönberg, Serge Gainsbourg donne dans le Sprechgesang dans le titre "Un poison violent c’est ça l’amour". Anna permet de découvrir la photogénique Marianne Faithfull, présente aussi dans le Made in USA de Jean-Luc Godard (1966) qui chante cet autre tube potentiel qu’est "Hier ou demain". Grâce à quoi le film gagne à être revu. Et réentendu.

Nicolas Villodre
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Psyché Rock de Pierre Henry & Michel Colombier fait partie de Messe pour le temps présent (1967).

Anna. Réal : Pierre Koralnik ; sc & dial : Serge Gainsbourg & Jean-Loup Dabadie ; ph : Willy Kurant ; mont : Françoise Collin ; mu : Michel Colombier ; déc : Isabel Lapierre ; cost : Lison Bonfils & Anne Frantz. Int : Anna Karina, Jean-Claude Brialy, Marianne Faithfull, Serge Gainsbourg, Barbara Sommers, Isabelle Felder, Henri Virlogeux, Hubert Deschamps, Eddy Mitchell, Daniel Laloux, Dorothée Blanck (France, 1967, 87 mn).