par Jean-Max Méjean
Jeune Cinéma en ligne directe
Sortie le mercredi 29 novembre 2023
François Caillat nous propose un portrait de la révélation littéraire, exagérément médiatisée au début des années 2000, d’un jeune génie, Eddy Bellegueule, devenu plus tard Édouard Louis par arrêté de justice (1). Il faut dire que le jeune homme est séduisant et particulièrement intelligent. Filmé souvent de dos dans la ville d’Amiens, lieu de sa première transformation, Édouard Louis, à l’image de Didier Eribon dans Retour à Reims (2009) ou Annie Ernaux (2), fait revivre ses souvenirs non d’une manière anecdotique, mais en développant le fil de sa réflexion. Il nous entraîne dans une sorte de maïeutique socratique qui lui permet de divulguer une pensée, dont il est très fier, sur la nécessité de la transformation, lui qui a échappé au déterminisme social, a pu entrer dans le monde cadenassé du théâtre, de la littérature et a même obtenu de faire changer officiellement son nom.
Le film est une conversation en marche, comme les péripatéticiens de l’Antiquité (3). Il nous conduit vers une fine analyse du monde tant l’auteur sait manier les mots avec précision, sans snobisme ni afféterie. "J’attendais d’Édouard Louis qu’il produise un discours à partir de ces situations qu’il découvrait à l’improviste, déclare François Caillat. Un discours : une vraie réflexion, pas quelques souvenirs ou remarques de circonstance. C’est ce que j’appelle pratiquer la pensée en direct. Tout le monde n’est pas capable de le faire".
On découvre ainsi un être en perpétuelle réflexion et transformation, mais qui n’est jamais ni donneur de leçon, ni poseur. Ainsi que l’écrivait Jean-Paul Sartre, pour conclure Les Mots (1964) : "Un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui". Le documentariste a choisi, non de mettre en scène les lieux minables où Eddy a passé son enfance - et, en effet, on ne voit qu’une seule photo de leur maison délabrée -, mais de proposer par moments une vision de beaux paysages, ou des retours vers les mises en scène créées à partir des textes écrits par Édouard Louis - dont le livre qui l’a révélé en 2014, Pour en finir avec Eddy Bellegueule - et, bien sûr, des lectures par l’auteur lui-même devant un micro et face à une belle mise en abyme.
Ce beau film échappe intelligemment à toutes les chausse-trapes, et dessine le portrait d’un homme en devenir incessant, qui se faufile entre les mots et se donne à voir, non comme un modèle, mais comme un survivant du déterminisme social, et qui a fait son miel des thèses de Pierre Bourdieu sans en faire tout un plat. Ceux qui n’aimaient pas l’écrivain disent : "Je ne suis pas du tout d’accord avec ce qu’il dit, mais c’est quelqu’un de lumineux".
Jean-Max Méjean
Jeune Cinéma en ligne directe
1. Édouard Louis, né en 1992, est un écrivain et dramaturge, remarqué par Didier Éribon alors qu’il était encore étudiant. Dès 2013, il coordonne, aux PUF, l’ouvrage collectif, Pierre Bourdieu. L’insoumission en héritage avec des écrits de Pierre Bergounioux, Didier Eribon, Annie Ernaux, Arlette Farge, Geoffroy de Lagasnerie, Frédéric Lebaron, Frédéric Lordon. Il est l’auteur de 5 romans, dont les trois premiers sont de nature autoto-biographique. Le premier d’entre eux : En finir avec Eddy Bellegueule, Paris, Éditions du Seuil, 2014.
2. La plupart des romans de Annie Ermaux sont autobiographiques. Elle a reçu le Prix Nobel de littérature en 2022.
3. L’école péripatéticienne est l’école philosophique fondée par Aristote en 335 av. J.-C., qui enseignait en marchant.
Édouard Louis ou la transformation. Réal, sc : François Caillat ; ph : Jean-Baptiste Delahaye & Laurent Fénart ; mont : Emmanuel Manzano. Avec Édouard Louis (France, 2022, 72 mn). Documentaire.