par Jean-Pierre Jeancolas
Jeune Cinéma n°27-28, janvier-février 1968
Ressortie le mercredi 11 mars 2014
La scène est à Parme.
Fabrizio est partagé entre un amour confortable pour Clelia, qui a son âge, et une passion romanesque pour sa tante, la zia Gina. Milanaise et fascinante comme la Sanseverina. Seulement, nous sommes vers 1963, et Stendhal est mort en 1842. Héraclite l’avait dit, on ne se baigne jamais dans le même fleuve.
En plus du cadre somptueux offert par Parme, le film de Bertolucci emprunte à La Chartreuse les prénoms et la situation relative de ses personnages. C’est tout pour Stendhal.
Fabrice, ici, est un jeune bourgeois qui fait sa crise.
Il rompt avec sa fiancée (Clelia), et, sous l’influence - quelque peu suspecte - d’un mentor instituteur (Cesare), il entre en communisme comme un autre serait entré en religion.
Il se dispute avec un ami, Agostino, connaît une brève passion pour la jeune et belle tante Gina, s’enfonce dans un réseau de contradictions, mal dénouées par la mort (suicide ou accident ?) d’Agostino - pour finalement rompre avec Gina, avec Cesare, avec le parti, et épouser le plus conformément du monde la Clelia du début. La zia pleure, et s’offrira peut-être une autre aventure avec le jeune frère. Les générations montantes.
C’est donc d’abord une histoire très traditionnelle, un poncif du roman bourgeois : l’amour impossible pour une belle parente, qui joue le rôle d’initiatrice avant de s’effacer.
Bertolucci double son roman d’analyse par une autre impasse : le communisme, attirance parallèle tout aussi impossible. Pour lui, il semble que l’homme naisse dans un milieu et ne puisse s’en détacher.
Cesare, l’instituteur (qui lit Moby Dick aux élèves du cours élémentaire), et les enfants qui agitent des drapeaux rouges à la répétition de la fête de L’Unità, sont d’un autre monde. Admirons, pourtant, en passant, la loge des permanents du parti à la grande réouverture de l’opéra de Parme…
Fabrizio est maudit, écrasé par une fatalité sociale qui le dépasse : Restons bourgeois, hélas ! Pourtant, c’est parfois confortable, non ?
Tout cela n’est pas très sérieux, et il n’est pas nécessaire à Bertolucci de prendre des chemins si tortueux pour nous mener à cette conclusion toute bête.
Sans doute a-t-il senti l’ironie de la situation, puisqu’il a placé, en exergue à son film, la phrase ambiguë de Talleyrand : "Qui n’a pas vécu la veille de la Révolution, ne sait pas ce que c’est que la douceur de vivre". Oui.
Bertolucci, lui aussi, fait sa crise idéologique.
Il a déclaré quelque part que Fabrizio était pour lui une sorte d’exorcisme. "J’ai été marxiste, avec tout l’amour, toute la passion et tous les désespoirs que peut avoir un bourgeois qui choisit le marxisme. Naturellement, en chaque bourgeois marxiste, conscient et marxiste, devrais-je dire, il y a toujours la peur d’être résorbé par le milieu dont il est issu, parce qu’il y est né et que l’enracinement est si profond qu’un jeune bourgeois réussit difficilement à être marxiste" (1).
Dans ce film fourre-tout, la partie que nous pourrions appeler "politique" n’est pas la plus intéressante. On la sent trop inauthentique.
Bertolucci sait mieux créer, autour de ses personnages, un climat trouble qui l’intéresse plus que l’évolution intellectuelle de Fabrizio.
Le liens qui unit le héros à Cesare, son initiateur, sur un autre plan mais au même titre que Gina, n’est pas sans fonder une sorte d’inimitié jalouse entre les deux adultes lors de leur première rencontre. Le lien avec Agostino est ambigu.
Ces deux relations nous valent quelques unes des bonnes scènes du film : la conversation sur Oscar Wilde, et surtout l’étonnant ballet cycliste, homosexuel et masochiste d’Agostino - autopunition et chantage tout à la fois.
Enfin Bertolucci trouve parfois un ton juste et touchant quand il nous raconte la très simple histoire d’amour entre Fabrizio et sa moderne Sanseverina.
La présence physique, si facilement angoissée, d’Adriana Asti y est sans doute pour beaucoup. La dernière séquence du film où Gina pleure en embrassant plus qu’il ne faudrait Fabrizio lors de son mariage, puis transfère son malaise sur le jeune frère qu’elle étreint et inonde de ses larmes, cette dernière séquence venant après les promenades du couple dans la ville, ou dans un très beau domaine à l’abandon au bord du fleuve, fait enfin passer une émotion vraie.
Bertolucci est une sorte d’enfant prodige de la vie intellectuelle italienne.
Poète à 14 ans - son père l’était avant lui et faisait de la critique de cinéma -, familier de Pier Paolo Pasolini, il reçoit le prix Viareggio, une des plus hautes récompenses transalpines, en 1963, à 22 ans, puis présente, quelques mois plus tard, Prima della rivoluzione à Venise (il a auparavant réalisé quelques films en amateur, et un premier long métrage, La commare secca.
Il a appris le cinéma surtout dans les salles et à la lecture des revues spécialisées. Il reste de cette formation des traces terriblement voyantes dans Prima.
Le film est, en effet, dans la production italienne des huit ou dix dernières années, celui qui ressemble le plus aux œuvres de la Nouvelle Vague, ou plus exactement "l’École des Cahiers", qu’on semble parfois nous envier de l’autre côté des Alpes : un style très hétéroclite, que ne parvient pas à unifier la photo de Aldo Scavarda, parfois d’une blancheur spectrale.
Et, surtout, ces irritantes citations (le travelling comme affaire de morale, l’affiche d’Une femme est une femme, Godard plus engagé que Lizzani ou De Santis, Anna Karina comme Louise Brooks), sans compter l’indispensable conversation avec un critique de cinéma, au dessus des Cahiers, dans quelque café de Parme.
Tous ces tics irritent et découragent l’attention.
Si, pourtant, la fin du film touche néanmoins, c’est que Bertolucci est doué.
Il y a trois ans, on aurait pu conclure sur une note d’espoir : un éventuel troisième film.
Mais depuis Prima delle rivoluzione, Bertolucci travaille à des émissions sur le pétrole à la télévision italienne.
L’enracinement dont il parlait plus haut semble bien avoir été le plus fort. (2)
Jean-Pierre Jeancolas
Jeune Cinéma n°27-28, janvier-février 1968
1. Cahiers du Cinéma, mars 1965.
2. Comme on a pu le constater, Bertolucci n’a pas continué dans le pétrole.
Son film suivant est sorti quatre ans plus tard : Partner (1968). Deux ans après, en 1970, La Stratégie de l’araignée et Le Conformiste, puis, en 1972, Dernier Tango à Paris, et, en 1975, 1900, ont confirmé la naissance d’une œuvre.
Bertolucci a reçu, en 2011, la Palme d’or d’honneur à Cannes, pour l’ensemble de son œuvre.
Prima della rivoluzione. Réal, sc : Bernardo Bertolucci ; mu : Ennio Morricone ; ph : Aldo Scavarda ; mont : Roberto Perpignani. Int : Adriana Asti, Francesco Barilli, Morando Morandini, Cristina Pariset, Allen Mitgette (Italie, 1964, 115 mn).