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Anges déchus (les) (1995)
de Wong Kar-wai
publié le mercredi 20 décembre 2023

par Jérôme Fabre
Jeune Cinéma n°243, mai-juin 1997

Sorties les mercredis 5 mars 1997, 18 octobre 2017 et 20 décembre 2023


 


À la vision de son quatrième film distribué en France (1) - après la "fondation", Chungking Express (1994), Nos années sauvages (1990) et Les Cendres du temps (1994) - s’établit une certitude - avec les dangers afférents à toute certitude, notamment celle de revoir forcément à la baisse : Wong Kar-wai est, avec disons Atom Egoyan et David Cronenberg, le plus grand formaliste actuel. Ou plus exactement le plus sensoriel.


 


 

Comme chez Orson Welles et Michelangelo Antonioni (les deux formalistes-phare ?), la richesse du film réside dans sa surface même, la jouissance qu’elle procure est purement hypnotique, l’image excite plus les sens que la pensée. Et même si, comme nous, l’on préfère Howard Hawks à Orson Welles, Luchino Visconti à Michelangelo Antonioni ou Kenji Mizoguchi à Akira Kurosawa, la profondeur des classiques à la virtuosité des esthètes, force est de constater que les prouesses formelles, le grand bond en avant esthétique de Wong Kar-wai ne riment pas avec la vacuité de la plupart des "œuvres" de petits génies de l’épate à la caméra en mal de révolution filmique (Quentin Tarantino et consorts).


 


 

Wong Kar-wai manie l’art pour l’art et s’y entend. Sa caméra est un pinceau fulgurant qui court sans arrêt mais sans perdre haleine sur une toile déjà haute en couleurs : Hong Kong. Il est un peu le Edward Hopper de cette ville - elle-même droit venue d’un esprit baroque et tumultueux - mais un Hopper qui injecterait à ses clichés hyperréalistes un fluide glacial aux réseaux sans fin, des hommes et des femmes sans réelle identité, sans caractère ni psychologie bien définis, qui agissent beaucoup mais n’obtiennent rien, des silhouettes-comètes qui foudroient ce cinéma comme pour mieux oublier leur propre désespérance.


 


 

Grand architecte de la vitesse, le cinéaste se soucie peu de l’ordre de l’intrigue. On ne peut pas dire qu’il privilégie l’instant sur l’ensemble, tant l’œuvre est homogène, mais sa façon de prendre de court ses personnages, puis de les lâcher sans crier gare, pour en suivre d’autres qui ont seulement de très vagues relations socio-temporelles avec les précédents, est assez déconcertante. Tout en rupture de ton, de couleur, parfois déstructuré, parfois classique habilement (dé)composé, le film force le respect par son parti pris forcené et assumé d’entière liberté, jamais corseté par un discours ni une ambition technique, qui, bien que certaine, ne confine jamais au m’as-tu vu. En cela, et sans tomber dans les raccourcis faciles ni les éloges trop rapides, Wong Kar-wai serait le leader d’une hypothétique nouvelle Nouvelle Vague (pas celle des souvent médiocres"bébés-FEMIS 90’s", genre Noémie Lvovsky, Catherine Corsini, Sophie Fillières, j’en passe et des pires), la maîtrise technique en plus.


 


 

Pourtant, et peut être est-ce la raison de son succès, ce cinéma nous touche, sans que l’on sache vraiment pourquoi, mais tout en sachant que ce n’est pas seulement cause de sa splendeur visuelle. Ou plutôt que cette folie des images, cette perfection hégémonique (comme chez la plupart des grands stylistes, pas de place pour le laid : les acteurs sont magnifiques et le moindre boui-boui anonyme devient objet expressionniste), masque une cicatrice intérieure, le film devenant une déchirure dans laquelle s’engouffrent les protagonistes qui n’ont pas grand-chose à faire en ce monde et qui nous présentent leur ultime baroud d’honneur. Ce désespoir langoureux qui sous-tend l’action confirme que l’épaisseur de la forme est le plus beau vivier de sentiments et de passions qui naissent spontanément des arabesques de la mise en scène seule, le signifié et le signifiant, le scénario et la mise en scène se confondant. Comme Jackson Pollock et ses tableaux aux méandres enchevêtrés qui aurait épousé Ferdinand Hodler et ses personnages haut en couleurs mais en arrêt de vie : un sentiment vif, déchirant et profond qui crée de la forme puis naît d’elle encore.


 


 

Deux tueurs pros en pleine crise existentielle, deux femmes en quête d’amour, un homme en quête de parole, autant d’êtres qui vivent une incroyable vérité, sûrement trop animale à leur goût, men and women on fire au sein d’une machine qui s’est emballée depuis longtemps, anges - tant leurs actes, quels qu’ils soient, renvoient à une espèce de pureté du geste spontané - saisis par les démons de la Quête, sans Graal imaginable. C’est cette stratégie de l’échec et du malheur par défaut, la fulgurance du trait pour un monde énergique qui n’a plus que l’énergie à offrir ou à recevoir, dont les acteurs les plus flamboyants restent meurtris par l’espoir - le souvenir ? - "d’autre chose" qui fait toute la maestria mais aussi toute la lucidité du ciné-monde de Wong Kar-wai, bocal que l’on secoue et à jamais hermétique.


 


 

Construit à partir des chutes de son merveilleux Chungking Express, semblable, quant à son incroyable capacité de suggérer par un discours somme toute bref, à Nos années sauvages, reste à l’avenir pour Wong Kar-wai le situationniste de faire de son style autre chose qu’une recette - tel un John Huston et plus récemment un Hal Hartley -, ce que Les Cendres du temps, illustration-renouvellement rigoriste et brillant du genre cape et épée chinois laisse espérer.

Jérôme Fabre
Jeune Cinéma n°243, mai-juin 1997

1. Le premier film de Wong Kar-wai, As Tears Go By (Wong gok ka moon, 1988), remake de Mean Streets de Martin Scorsese (1973), a été sélectionné par la Semaine de la critique au Festival de Cannes 1989, mais n’est jamais sorti en salles en France.


Les Anges déchus (Do lok tin si). Réal, sc : Wong Kar-wai ; ph : Christopher Doyle ; mont : William Chang & Ming Lam Wong ; mu : Frankie Chan, Roel A. Garcia. Int : Leon Lai, Takeshi Kaneshiro, Michelle Reis, Charlie Yeung, Karen Mok (Hong Kong, 1995, 96 mn).



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