Bernadette Lafont, l’indomptable
par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°426, décembre 2023
Dix ans après la disparition de Bernadette Lafont (1938-2013), les éditions Tamasa ressortent, en DVD et en salles, plusieurs films de sa première période parmi lesquels, Les Bonnes Femmes de Claude Chabrol (1960) et La Fiancée du pirate de Nelly Kaplan (1969). Deux de ses films emblématiques dont elle a toujours été fière. (1) Le choix est judicieux puisqu’il inclut trois autres bandes moins connues qui sont de véritables perles : Les Stances à Sophie de Moshe Mizrahi (1971), L’amour c’est gai, l’amour c’est triste de Jean-Daniel Pollet (1971) et La Ville bidon de Jacques Baratier (1971).
Les Bonnes Femmes (1960)
Un mot sur l’intrigue que d’aucuns ont peut-être oubliée : dans un magasin d’électro-ménager du boulevard Beaumarchais, non loin du Génie de la Bastille (plan qui ouvre le film), quatre vendeuses s’ennuient à mourir. Elles scrutent l’horloge en permanence, déjeunent ensemble, se rendent au Jardin des Plantes durant leur pause de midi. Une fois la journée terminée, elle ne se séparent pas, se laissent accoster par les vieux messieurs, s’entassent dans des Cadillacs et sillonnent le Paris nocturne. Elles assistent à des numéros de strip-tease dans des cabarets ou vont à la piscine de Puteaux encore ouverte le soir. Référence est faite à M le maudit, avec un étrangleur qui suit l’une d’entre elles à moto…
La sortie du film fut une catastrophe. Lors de la première, au Normandie, les spectateurs malmenèrent les fauteuils en hurlant "Remboursez !". À une dame très chic qui avait totalement perdu son sang-froid, Claude Chabrol, assis derrière elle, s’acquitta des douze francs du ticket d’entrée (2). Ce four faillit être le point final de la carrière du cinéaste. La critique n’apprécia pas davantage. Jean de Baroncelli s’en prit non seulement à l’auteur, mais aussi à l’ingénue libertine : "Il n’est pas jusqu’à Bernadette Lafont, à qui ses récents succès ont donné une belle assurance, qui ne nous offre son petit numéro personnel : numéro fort réjouissant, mais qui risque, au cas où elle n’y prendrait pas garde, de devenir lassant" (3). Or, Bernadette Lafont ne cherche ni à crever l’écran ni à éclipser ses partenaires. On dirait même de nos jours qu’elle sous-joue. Elle est sexy, naturellement, mais plutôt avare de ses sourires. Elle limite les regards aguicheurs et les moues à la Bardot. Françoise Sagan, à l’époque critique de cinéma à L’Express, fut plus clairvoyante : "Chabrol n’a pas rêvassé, il ne s’est pas moqué de ses bonnes femmes (…). Il les a suffisamment distinguées les unes des autres pour qu’on les estime et que l’on se passionne pour le film" (4).
Stéphane Audran, dont c’est la première apparition chez Claude Chabrol, interprète l’une des vendeuses qui, le soir venu, coiffée d’une perruque brune, se produit dans un beuglant. Clotilde Joano, fascinée par le motard supra mentionné, jouera la victime avec finesse. Lucile Saint-Simon aura pour destinée un mariage petit-bourgeois avec un mari qui la morigène déjà et une belle-mère qui trouvera toujours à redire. Bernadette Lafont ne montre aucune tendance masochiste. Elle a les pieds sur terre, malgré les excentricités auxquelles elle se livre. Son flegme la protège. Devenue vedette avec Les Mistons de François Truffaut (1957) , elle saura trouver sa place aussi bien dans les films d’auteur que dans le cinéma populaire. Cinémonde, dont elle fait la couverture peu après la sortie du film, la montre croquant une pomme et l’oppose à Magali Noël (1931-2015). Preuve qu’elle faisait rêver dans les chaumières comme aux Cahiers du cinéma.
La Fiancée du pirate (1969)
En 1967, on pouvait lire dans une encyclopédie du cinéma : "Rarement, la chute d’une comédienne, dont on pouvait attendre beaucoup si elle avait été judicieusement utilisée, fut si rapide" (5). Il faut dire que Bernadette Lafont vivait alors éloignée du monde du cinéma, à cinquante kilomètres de Paris, en charge d’une grande demeure, d’un époux sculpteur et de trois enfants. Tout changea pour elle lorsque Noël Burch lui présenta Nelly Kaplan, qui n’était autre que Belen, nom de l’auteure de nouvelles érotiques qu’admirait la comédienne. Celle-ci venait d’écrire, avec son époux Claude Makovski, un scénario de film inspiré de La Sorcière de Michelet (6). Le récit était transposé dans un village briard où une Gitane exploitée parvient à renverser la situation. Nelly Kaplan, qui avait réalisé plusieurs courts métrages sur Gustave Moreau et Rodolphe Bresdin, voulait passer au long et se mit en quête d’une comédienne.
Bernadette Lafont dut cependant lutter pour le rôle. Durant les essais, les rapports des deux femmes reproduisirent, selon l’actrice, ceux d’une patronne avec sa bonne. Torchonnant à quatre pattes, Bernadette Lafont reçut à plusieurs reprises de pleins baquets d’eau glacée. Après cette mise à l’épreuve sadienne, la comédienne fut engagée. Depuis Les Bonnes Femmes, son physique a changé : elle est plus mince, son visage s’est affiné. Elle s’identifie à son personnage rageur, "plus libertaire qu’anticonformiste", qui revendique sa situation de réprouvée.
Les villageois, qui avaient l’habitude de la trousser sans bourse délier sont mis à contribution. C’est elle qui fixe les tarifs : "Chacun sera servi, mais c’est moi qui choisis", chante Barbara dans la bande-son du film. Son jeu traduit l’impatience de l’héroïne, son rejet de tout ce qui ne fonctionne pas tout. Devant deux notables éberlués, elle saute sur un ouvrier agricole espagnol prénommé Jésus (joué par Louis Malle, arrivé en retard et ivre mort au tournage). Sans parler des brûlantes séquences d’homosexualité avec Claire Maurier...
La protagoniste ne se contente pas de choquer le bourgeois, elle saborde l’ordre établi. Claude Chabrol lui avait laissé faire à peu près ce qu’elle voulait, sans la diriger. Il n’en fut pas de même avec Nelly Kaplan. Rétrospectivement, elle commenta : "Tout ne baigna pas dans l’huile, loin de là. Entre Nelly et moi s’installèrent des rapports de force. Cela tombait plutôt bien puisque le film raconte l’histoire d’une révolte et aussi d’un acharnement à désunir les membres d’une communauté conformiste". Un rôle de composition pour notre Cévenole qui ajoutait : "Je ne pense pas être particulièrement revancharde et la vengeance ne m’intéresse que dans les livres et les scénarios". (7)
La réalisatrice, de son côté, avait joué un rôle de révélateur, en poussant la comédienne hors de ses gonds. Interrogée sur la relation entre persona et interprète, Nelly Kaplan déclara : "J’ai fait faire énormément d’essais à de très nombreuses comédiennes, très belles et très douées. Et puis, telle Zorro, Bernadette est arrivée, en retard comme d’habitude, et mal coiffée. Telle qu’en elle-même… Mais elle dégageait une telle beauté, une telle sauvagerie que je me suis dit : Bon, il faut que je fasse des essais, parce que je pense que c’est elle mon personnage".
L’amour c’est gai, l’amour c’est triste (1969)
En 1969, la France envoya à la Mostra de Venise La Fiancée du pirate, film qui devait devenir "culte". Bernadette Lafont se retrouva en haut du box-office. Avant le succès éclatant de La Maman et la Putain de Jean Eustache (1973), elle tourne trois longs métrages singuliers. Dans L’amour c’est gai, l’amour c’est triste de Jean-Daniel Pollet, l’héroïne mène une double vie de tireuse de cartes et de prostituée.
Elle partage l’appartement de son frère, un tailleur perfectionniste, qui semble ne se douter de rien. Bernadette Lafont a un protecteur costaud, Jean-Pierre Marielle, avec qui elle a des scènes de ménage. Quand elle l’invective, son élocution devient carnassière comme celle des diseuses réalistes. Côté clients, elle ne se fatigue pas trop. Il y a Dalio, ce qui ne nous rajeunit pas, et… Chantal Goya qui a l’air d’avoir douze ans.
Mais le véritable coup de maître dans ce casting, c’est Claude Melki, l’acteur fétiche du cinéaste, à juste titre comparé à Buster Keaton, avec sa mélancolie de laissé pour compte, sa timidité d’amoureux transi qui n’ose jamais se déclarer.
Les Stances à Sophie (1971)
Christiane Rochefort, qui avait participé à l’écriture de L’amour c’est gai, l’amour c’est triste, voit son roman Les Stances à Sophie adapté par Moshe Mizrahi. Tout d’abord réticente - elle avait détesté ce que Vadim avait fait du Repos du guerrier en 1962 -, l’écrivaine coécrivit le scénario avec Moshe Mizrahi. Elle souhaitait comme comédienne Marlène Jobert. Mais, après avoir vu Bernadette Lafont (à qui elle conseilla de porter des couettes), elle donna son accord, tout en recommandant Bulle Ogier pour le second rôle.
Le film joue sur l’ambiguïté de l’héroïne, éprise de libertinage et d’aisance matérielle, amoureuse de son mari, un jeune cadre dynamique qui habite rue de la Pompe et lui offre un vison. Elle déchante rapidement. Le désir meurt, étouffé par la consommation à tout crin et l’hystérie pour la voiture. On pense aux Choses de Georges Perec (1965) et à Week-end de Jean-Luc Godard (1967). La protagoniste, un peu hippie sur les bords, fait mine de se soumettre avant de prendre la poudre d’escampette.
L’allusion à l’homosexualité féminine est plus discrète que dans La Fiancée du pirate, et repose sur l’entrain de Bernadette Lafont face à la timidité de Bulle Ogier. La partie novatrice du film concerne l’élaboration par les deux femmes d’un dictionnaire féministe sur le modèle de la novlangue orwellienne.
La Ville bidon (1973)
Une des œuvres les plus jubilatoires proposées est La Ville bidon de Jacques Baratier. On reste dans le sillage de Christiane Rochefort qui en écrit le scénario avec Daniel Duval et le réalisateur. Le film, intitulé La Décharge, fut d’abord diffusé à la télévision. Bernadette Lafont se retrouve dans le terrain vague de Créteil, au milieu des zonards, français ou portugais, qui vivent, avec femmes et marmots, dans des roulottes. On marche dans la boue et les ordures, on y danse avec… un cochon. Les jeunes gens s’en donnent à cœur joie à dépecer des voitures pour en vendre les pièces détachées. Dans une séquence mémorable, inspirés par les J.O. d’hiver qui passent sur le petit écran, ils fixent des plaques de ferraille à leurs chaussures et se font remorquer par des guimbardes lancées à toute allure. Une compétition dans ce paradis pour chercheurs d’or qui évoque Les Cœurs verts de Édouard Luntz (1966). (8)
Se greffent sur cette allégresse les manigances de la promotion immobilière. Avec sa cohorte d’édiles, d’architectes, d’affameurs de tout poil, de génies de l’urbanisme, Jacques Baratier étoffe son propos. Vêtue d’une jupe longue et d’un perfecto, Bernadette Lafont est omniprésente et au courant de tout.
Un sociologue - Jacques Baratier himself -, la consulte pour en apprendre un peu plus. La scène est un régal : fine mouche, elle s’arrange pour ne rien lui dire et lui coule des regards innocents. Car elle est du côté de ceux qui refusent de "faire leurs quarante heures pour 15 000 balles". "Drapée dans un rouge étendard, j’avance sur la décharge en prononçant la plus belle phrase que j’ai eu à dire jusqu’à présent au cinéma : "Si vous voulez la liberté, prenez-là". (8)
Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°426, décembre 2023
* Bernadette Lafont l’indomptable, Tamasa.
1. Cf. Son entretien en 1982 à l’occasion du Festival du film en Super8 de Metz : à ces deux longs métrages, elle ajoutait Une belle fille comme moi de François Truffaut (1972) et La Maman et la Putain de Jean Eustache (1973).
2. Bernadette Lafont, Le Roman de ma vie, Paris, Flammarion, 1997, p. 78.
3. Le Monde, 26 avril 1960.
4. Cf. site Le Tour d’écran, (août 2007).
5. Le Roman de ma vie, op. cit, p.133.
6. Jules Michelet, La Sorcière, Paris, 1862.
7. Le Roman de ma vie, op. cit, p. 143.
Cf. aussi "La Fiancée du pirate", Jeune Cinéma n°308-309, printemps 2007.
8. "Les Cœurs verts,", Jeune Cinéma n°16, juin 1966.
9. Le Roman de ma vie, op.cit. p.150.
* Les Bonnes Femmes. Réal, sc : Claude Chabrol ; dial : Paul Gégauff ; ph : Henri Decaë ; mont : Gisèle Chézeau & Jacques Gaillard ; mu : Pierre Jansen & Paul Misraki ; déc : Jean Lavie & Jacques Mély. Int : Bernadette Lafont, Clotilde Joano, Stéphane Audran, Lucile Saint-Simon, Mario David, Pierre Bertin, Ave Ninchi, Jean-Louis Maury, Albert Dinan, Sacha Briquet, Claude Berri, Dolly Bell, Serge Bento, Henri Attal, Karen Blanguernon, Gabriel Gobin, France Asselin, Jean-Marie Arnoux, Dominique Zardi, László Szabó (France-Italie, 1960, 92 mn).
* La Fiancée du pirate. Réal : Nelly Kaplan ; sc : N.K. & Claude Makovski ; ph : Jean Badal ; mont : N.K., Noëlle Boisson, Suzanne Lang-Willar & Gérard Pollicand ; mu : Georges Moustaki. Int : Bernadette Lafont, Georges Géret, Michel Constantin, Julien Guiomar, Jean Parédès, Francis Lax, Claire Maurier, Marcel Pérès, Pascal Mazzotti, Jacques Masson, Henri Czarniak, Jacques Marin, Micha Bayard, Fernand Berset, Renée Duncan, Gilberte Géniat, Claire Olivier, Louis Malle, Claude Makovski (France, 1969, 108 mn).
* L’amour c’est gai, l’amour c’est triste. Réal : Jean-Daniel Pollet ; sc : J-D.P. & Remo Forlani ; ph : Jean-Jacques Rochut ; mont : Nina Baratier ; mu : Jean-Jacques Debout ; cost : Jenny Pollet & Jean Bouquin. Int : Claude Melki, Bernadette Lafont, Jean-Pierre Marielle, Chantal Goya, Marcel Dalio, Jacques Doniol-Valcroze, Vassilis Diamantopoulos, François Dyrek, Remo Forlani, Henri Guybet, Luc Moullet, Denise Péron, Jacques Robiolles, Rufus, Christian de Tillière, Dominique Zardi, Anne Jennifer (France, 1969, 95 mn).
* Les Stances à Sophie. Réal : Moshé Mizrahi ; sc et dial : M.M. & Christiane Rochefort, d’après son roman (Grasset, 1963) ; ph : Jean-Marc Ripert ; mont : Dov Hoenig ; mu : Art Ensemble of Chicago ; déc : Micha Garrigue ; cost : Michèle Cerf, Jacqueline Rocquet. Int : Bernadette Lafont, Michel Duchaussoy, Bulle Ogier, Serge Marquand, Virginie Thévenet, Philippe Desprats, Vigny Wowor, Françoise Lugagne, Micha Bayard, Simon Eine, Bernard Lajarrige, Michèle Moretti, Carl Studer (France-Canada, 1971, 99 mn).
* La Ville bidon. Réal : Jacques Baratier ; sc : J.B., Christiane Rochefort & Daniel Duval ; ph : Ghislain Cloquet ; mont : Néna Baratier & Hervé de Luze ; mu : Michel Legrand. Int : Bernadette Lafont, Daniel Duval, Jean-Pierre Darras, Roland Dubillard, Claude Brosset, Robert Castel, Lucien Bodard, Xavier Gélin, Yvan Lagrange, Corinne Gorse, Françoise Lebrun, Pierre Schaeffer, André Voisin (France, 1976, 90 mn).