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Taviani, Vittorio (1929-2018) & Taviani, Paolo (né en 1931)
Les rapports avec la télévision
publié le samedi 31 janvier 2015

par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°291, septembre-octobre 2004

À propos de Résurrection et de La Sanfelice


 


La collaboration des frères Taviani avec la RAI débuta en 1969, avec Sous le signe du Scorpion, une coproduction partagée entre De Negri et la télévision. Dans l’ouvrage bien documenté de Franco Monteleone, l’historien définit le travail des deux frères en une belle formule : "Paolo et Vittorio n’ont jamais rien concédé aux modes, au goût facile, aux idéologies hâtives" (1). Leur rencontre avec la télévision se fit en 1970, sous l’égide de Tullio Kezich, (2) à l’époque où la politique culturelle de la RAI visait à aider les jeunes réalisateurs, en produisant et en distribuant à coût très bas des films de haute tenue, sortis en salles et sur le petit écran.

Saint Michel avait un coq (1971) fut distribué dans le cadre du programme "Adaptation de textes littéraires". Tullio Kezich, rapporte sa rencontre avec les frères Taviani, dans Journal d’un début (3). Les deux jeunes cinéastes avaient travaillé à un scénario tiré d’une nouvelle de Luigi Pirandello, Berecche e la guerra (1919), l’histoire d’un germaniste illuminé, confronté en 1915 aux fureurs bellicistes du parti anti-allemand. Orson Welles était disponible. Mais la production d’un sujet comportant des scènes de masses et la reconstitution de la Rome des années dix exigeait un financement excessif, qui dépassait le budget de la série. Les frères Taviani avaient en poche un autre projet, tiré celui-là, de Léon Tolstoï, le monologue d’un prisonnier enfermé dans une prison de brique et évoquant par la seule bande sonore sa vie en liberté. Vittorio Taviani commente : "Un film de quatre sous, un seul long premier plan et un seul personnage". Saint Michel avait un coq fut accepté.


 

À l’époque, les conseillers de la RAI étaient des intellectuels intelligents, dont la plupart deviendront des amis des cinéastes, comme Tullio Kezich, l’auteur dramatique Paolo Valmarana et bien d’autres. Avec Résurrection, puis La Sanfelice, la donne a changé, les films sont coproduits avec la France, ils n’auront aucune sortie en salle, mais seront présentés en prime time, le second (3 heures) en deux parties. Le public s’évaluera, de toute façon, en millions. Les frères Taviani, sans rien concéder de leurs thèmes, de leur mode de travail (ils filment sur pellicule) ou de représentation, vont privilégier un rythme narratif différent, mettant au premier plan les drames d’amour, tout en offrant aux cinéphiles plusieurs lectures de leur récit.


 

Résurrection (2001)
 

Pour leur nouvelle confrontation avec les décideurs de la télévision, ils ont trouvé, dans le roman tardif de Léon Tolstoï, une occasion idéale. L’intrigue relève du mélodrame, une fille séduite et abandonnée, un séducteur en proie aux remords. Cette histoire, tout le monde la connaît - peu l’ont lue - comme on connaît Roméo sur son balcon ou le forçat des Misérables, sans avoir toujours lu l’un ou l’autre. Cela dit, Résurrection est une œuvre tavianesque à 100 %. On y retrouve leurs thèmes, l’interaction de l’intrigue amoureuse et des événements contextuels, et les libertés prises avec le texte de Léon Tolstoï, dont l’aspect religieux s’est évanoui.


 

On trouve dans le film, et toujours en relation avec les deux protagonistes, Katiouchka et le prince Nechlioudov, la description d’une société dans sa diversité : la vieille noblesse terrienne, la plèbe incapable de prendre en main les terres dont se dessaisit le prince, l’armée, école de corruption et de vanité, la justice pressée et inattentive, et surtout l’horreur d’une prison où les prisonnières pourrissent dans la puanteur, la saleté, l’alcoolisme, et la promiscuité. Dans la dernière partie du film, la grande marche vers la Sibérie, on retrouve cet homo politicus présent dans presque tous les films depuis leur premier long métrage Un homme à brûler (1962). Le film respecte l’envergure du roman, tant spatiale que temporelle : on passe de Saint-Pétersbourg à Moscou et jusqu’en Sibérie, les vieilles tantes meurent, Katiouchka et le prince vieillissent et le récit s’arrête à la veille du siècle nouveau.


 

Mais Résurrection garde certains motifs narratifs, certaines images, qui sont presque des citations. L’ouverture du film reprend le mouvement de Tu ridi (1998) : un oiseau venu du ciel s’approche d’une muraille, s’insinue dans une ouverture et s’arrête dans une salle de la prison près de Katiouchka ; un chœur de femmes s’agite, s’émeut et s’en prend à elle, qui a laissé l’oiseau s’échapper. "Elle a autre chose à penser", intervient une vieille, à son jugement. Ce qui est neuf et très rare chez les frères Taviani, cinéastes du présent, c’est l’emploi des flashback, très nombreux chez Léon Tolstoï. Quand, au moment du jugement, le nom de l’accusée est prononcé, on revient des années en arrière dans un monde de fraîcheur, d’innocence et de jeunesse qui n’est en rien un souvenir subjectif. Deux vieilles dames dans une salle à manger : "J’espère qu’elle ne mettra pas quatre couverts". Tout est dit sur l’arrivée du prince, le statut ambigu de la jeune fille, orpheline adoptée et domestique. Ce qui frappe, c’est la précision - toute tolstoïenne - de la reconstruction des objets, des costumes, des mobiliers, selon une tendance déjà sensible dans le second épisode et l’histoire cadre de Fiorile (1992). On y découvre l’influence de Luchino Visconti, perfectionniste à l’excès dans ses films historiques. On sait que les frères Taviani tournèrent à Prague et en Slovaquie, et allèrent jusqu’à Saint-Pétersbourg, pour se documenter. Mais cette méticulosité n’est jamais décorative en soi, comme elle ne l’est pas non plus chez Léon Tolstoï.


 

Il serait impossible d’analyser l’ensemble du film où chaque séquence a son autonomie, et tel un fragment de mosaïque, fait partie d’un tout - comme c’est aussi, en plus complexe, le cas de Luisa Sanfelice. On peut en vrac noter certains détails. Un emprunt à l’Eisenstein des débuts : quand l’héroïne se rend au tribunal, elle regarde le ciel, la caméra vise une fenêtre, entre dans un couloir où s’entassent, comme un inventaire pour définir le prince, des piles de chemises, de souliers, de cravates, comme les bouteilles et médailles dans le Palais d’Hiver. Dans le même contexte, est épinglée la gymnastique du gros président du tribunal, qui déroule suivant le rythme de ses mouvements l’ordre du jour de sa journée, version grotesque des exercices de Manieri emprisonné, dans Saint Michel avait un coq. À la fin du film, après la belle séquence à la Docteur Jivago, mais inversée, quand enfin le prince et la jeune femme s’étreignent sur le quai de la gare, Nechlioudov entre dans une isba où des jeunes attendent minuit, et chacun prononce un vœu. "Et vous, prince ?" interrogent-ils. "Que je puisse aimer comme vous autres". Le train qui emmène la jeune femme semble s’envoler vers un 20e siècle béni.


 

La Sanfelice (2003)
 

Après Léon Tolstoï, Luigi Pirandello et Johann Wolfgang von Goethe, c’est à une œuvre tardive de Alexandre Dumas qu’est emprunté le dernier récit des frères Taviani. L’histoire de la relation amoureuse, à Naples en 1798, de la toute jeune épouse du cavalier San Felice et du jacobin Salvato Palmieri, qui dura soixante jours, comme la République parthénopéenne. Dans le grand fouillis du roman, qui met en jeu toute l’histoire européenne bouleversée par la Révolution française, les frères Taviani, comme ils l’expliquent dans leur interview (4), ont choisi de mettre en parallèle le couple amoureux et celui du roi Ferdinand et de la reine Carolina. Un va-et-vient sur les trois couleurs du drapeau révolutionnaire annonce le flux et le reflux des événements politiques, et une partition musicale, des notes cristallines, un battement insistant et quelques stridences font écho aux tribulations des sentiments. Une image de feu dans la nuit, deux mains enlacées, Luisa et Marga la magicienne et ses visions. Elle "voit" trois hommes, un jeune blessé, une passion amoureuse et une mort violente. La caméra dévie sur le portrait en pied du cavalier San Felice, le vieux mari de Luisa.


 

Ce début, fait d’images isolées juxtaposées, a fonction de présentation. En toute clarté, y sont définies l’innocence et la naïveté de l’héroïne, annoncé l’amour porteur de mort, indiquée l’ambiguïté de la relation au vieux mari, aimé d’un amour plus filial que conjugal. Un détail reste énigmatique, lorsque Marga se met à parler en albanais pour énoncer ce qu’elle veut cacher. La dimension sociale et politique intervient ensuite. Après la présentation du couple royal - un Ferdinand plus occupé par la chasse que par son royaume, la reine chargeant ses sbires de tuer l’envoyé de la France -, le flux du récit s’arrête sur une scène de marché, composition chorale qui marque le passage du grotesque au tragique. Le bon peuple s’amuse au spectacle de frère Pacifico, volant, au nom de saint Antoine, le thon d’un vieux pêcheur, puis se transforme en masse lyncheuse, pille la demeure d’un jacobin, brûle ses livres, s’empare du jeune homme et de son amie et les regardent brûler à leur tour. Tout cela est déclenché par le moine et sa description des jacobins tueurs de rois et brûleurs de couvents. Luisa, à travers ce spectacle, découvre la cruauté populaire et les manigances de l’Église. Maîtres des séquences chorales, les cinéastes sont aussi capables de lancer, au galop, des scènes d’action. C’est la nuit, tout vêtus de noir, perchés dans un arbre tels de gros corbeaux, Palmieri et quelques soldats sont à l’affût. Le temps d’un saut, les hommes du roi, dont la cour célébrait déjà la victoire, sont décimés. Le peuple est en noir, l’église est rouge. Les frères Taviani ont appris chez Goethe à donner eux-mêmes un sens aux couleurs.


 

Autour des protagonistes, se multiplient les personnages secondaires. Côté Révolution, le bon docteur Cirillo, jacobin et confident de Lisa, qui soigne Palmieri, les généraux français, la Pimentel, égérie de la Révolution dont elle a rédigé la constitution, le frère de lait de Luisa. Côté cour, les amants et l’amie de la reine, son sbire assassin, le fils du roi, les hommes d’église, un brigand sanguinaire. En tout, bien peu, en regard des quelque trois cents personnages du roman de Alexandre Dumas. Le plus émouvant est le cavalier San Felice, une figure de mélodrame, homme des lumières, écartelé entre ses convictions et la fidélité à son roi. Il trouve une solution bâtarde à ses contradictions dans sa tâche de précepteur du dauphin. Vieux mari d’une femme qu’il a adoptée enfant, élevée, formée, épousée uniquement sur sa demande. Il est, dans son amour, inaccessible à la jalousie et prend une dimension héroïque quand Luisa est menacée. C’est lui qui tente d’obtenir la grâce de Ferdinand, lui qui, à l’instant de la décapitation, lui montre l’enfant de Palmieri, lui finalement qui porte l’image du futur, le nouveau Salvato des "19 ans plus tard" qui galope vers la révolution de Simón Bolivar.


 

Un des thèmes centraux est celui du théâtre. Il est présent comme élément narratif. C’est un fait de société, la reine a son théâtre, les Girondins les leurs, des tableaux vivants, célébrant la République, du guignol de rue où Arlequin bafoue les sbires. L’annonce du retrait français survient sur scène, comme chez Jean Renoir. Mais le théâtre, qui donne à voir, est aussi ce qui cache, ce qui trompe, qui déguise, qui impose, et l’histoire de Naples, selon le film, est constellée de mises en scènes rusées. La plus drôle est celle du sang de St Janvier dégelé sous la menace des Jacobins, la plus papelarde est celle de la fausse absolution donnée par le cardinal Russo au brigand qu’il vient d’engager dans son armée, un geste édifiant, mais refusé en réalité au pénitent, faute de "ferme propos".


 


 

Celle qui définit au plus près la personnalité complexe du roi relève du déguisement. Craignant d’être arrêté par l’armée révolutionnaire, le roi et son conseiller échangent leur tenue. Il arrive sain et sauf à la cour, s’installe à table sous l’uniforme de son conseiller et raconte son voyage. La cour applaudit lorsqu’il cite "Tout est perdu fors l’honneur", et lui, "Oui, mais dans mon cas, tout est perdu voire l’honneur".
Le théâtre est aussi un élément formel récurrent où la "mise en scène" retrouve son sens primitif. Dans les scènes d’intérieur, un cadre, dans le cadre réduit, l’espace ; la scène est souvent vide dans l’attente du personnage ; la grande représentation du départ de roi, avec l’escalier central, ses rangées de soldats, et le rouge pompeux des hommes d’église, est filmée frontalement. Tout cela sans compter la structure empruntée à l’opéra, duo, solo, scènes chorales, etc. Et les quatre exécutions finales offrent un spectacle à plusieurs dimensions, amusement pour le peuple, sentiment de victoire pour les gens du pouvoir, catharsis de la peur et de l’émotion pour le spectateur.

Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°291, septembre-octobre 2004

1. Franco Monteleone, Storia della radio e della televisione in Italia : costume, società e politica, Venise, Marsilio, édition de 2003.

2. Tullio Kezich (1928-2009), critique de cinéma à La Repubblica et au Corriere della Sera, dramaturge, scénariste et acteur.

3. Tullio Kezich, "Diario di un esordio," in Vito Zagarrio éd., Utopisti, esagerati. Il cinema di Paolo e Vittorio Taviani, Venise, Marsilio, 2004.

4. "Rencontre avec les frères Taviani", Jeune Cinéma n°291, octobre 2004.


* Résurrection (Resurrezione). Réal, sc : Paolo & Vittorio Taviani d’après le roman de Léon Tolstoï (1899) ; ph : Franco Di Giacomo ; mont : Roberto Perpignani ; mu : Nicola Piovani. Int : Stefania Rocca, Timothy Peach, Giulio Scarpati, Marina Vlady, Antonella Ponziani, Cécile Bois (Italie-France-Allemagne, 2001, 118 mn).

* La Sanfelice (Luisa Sanfelice). Réal, sc : Paolo & Vittorio Taviani d’après La San-Felice d’Alexandre Dumas (1863) ; ph : Franco Di Giacomo ; mont : Roberto Perpignani ; mu : Nicola Piovani ; déc : Laura Cassalini ; cost : Lina Nerli Taviani. Int : Laetitia Casta, Adriano Giannini, Cecilia Roth, Marie Baumer, Emilio Solfrizzi, Lello Arena, Linda Battista (Italie-France, 2003, 200 mn).



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