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Homme d’argile (l’) (2023)
de Anaïs Tellenne
publié le mercredi 24 janvier 2024

par Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection Orizzonti de la Mostra de Venise 2023

Sortie le mercredi 24 janvier 2024


 


Anaïs Tellenne vient du monde du théâtre, et, d’une certaine façon, c’est un paradoxe, puisqu’avec son premier long métrage, elle réalise un film très silencieux. Elle raconte elle-même que ce basculement (vers l’image plutôt que la parole) est le résultat d’une rencontre avec Raphaël Thiéry, qui partageait son temps entre des activités de garde forestier, sa compagnie de théâtre et un groupe de musique traditionnelle dans lequel il jouait de la cornemuse. À voir son personnage dans le film de Alain Guiraudie, Rester vertical (1), elle eut la révélation du "pouvoir du regard de l’autre" : "Faisant de sa tronche atypique un atout, le cinéma a changé les regards sur lui". Ce fut une vraie rencontre puisque, après un premier court métrage en 2011, elle en réalisa trois autres en 2018 et 2019, dans lesquels joue Raphaël Thiéry (2)


 


 


 

Dans un château familial inhabité, la gardienne a pris sa retraite. Son fils Raphaël, une espèce de monstre néandertalien, doux et borgne, soigne sa vieille mère, et assure la régie du domaine et du manoir vide. S’il est sans doute rejeté par les communautés voisines, et vit seul avec sa mère dans le pavillon du domaine, il est tranquille et il a même une vie personnelle. Il culbute à la demande Samia, la postière du village, et il a un rapport fusionnel et musical à la Nature.


 


 


 

Un soir de pluie, l’héritière du château, l’artiste Garance Chaptel, en panne d’inspiration et en quête de retraite, débarque, hautaine, condescendante. La mère constate que les patrons n’ont pas changé : "Pour qui elle se prend ?". Raphaël, lui, ne manifeste rien et obéit aux injonctions, malléable, modulable. Celle qui s’isole, et le solitaire, dès le choc d’un premier contact sans douceur, se sont trouvés, même s’ils ne le savent pas encore.


 


 


 

Ce n’est que progressivement que Garance va cesser de le percevoir comme un domestique muet et docile, et commencer à le regarder comme une vraie personne. C’est alors qu’imperceptiblement, Raphaël va muter, sourd aux remarques de sa mère, qui lui assène qu’il ne va pas changer physiquement. Désormais, l’artiste l’a vu : "Quand je vous regarde, j’ai l’impression de me promener, vous êtes comme un paysage".


 


 


 

L’Homme d’argile a eu un premier titre, Du grand feu ne restent que les braises, qu’il faut mentionner, dans la mesure où il donnait un sens, plus explicite au film : La patronne du domaine arriverait, prendrait le gardien comme modèle pour une sculpture, le traiterait comme un partenaire familier, puis quitterait le château, sculpture achevée, après avoir fait l’amour avec lui en cadeau d’adieu. Or, grâce au climat d’étrangeté installé par Anaïs Tellenne, qui laisse vivre ses personnages dans des situations à la fois simples et inattendues, avec très peu de dialogues, l’idée d’une histoire d’amour impossible, d’un conte cruel qui se termine mal, ou même d’une variante de La Belle et la Bête (3) semblent des fausses pistes. Quand deux êtres se rencontrent, ça ne donne pas forcément l’amour fou, ni une affaire de désir physique, ni un accouplement quel qu’il soit. Il y a mille autres alchimies possibles. Anaïs Tellenne en décrit une, très remarquable, qui pourrait ressembler à une sorte d’emprise mutuelle pacifique, sans abus de pouvoir, une relation exceptionnelle qui n’a jamais été si bien explorée au cinéma, avec tant de tendresse.


 


 


 

Peu importe que Raphaël croie ou non qu’elle est amoureuse de lui au sens habituel du terme, peu importe qu’ils aient ou non "consommé". Dès lors qu’ils se mettent à travailler à une œuvre qui leur est tout à fait commune, s’installe chez le spectateur une tension soutenue. La scène où lui se recouvre de glaise pour devenir statue, qui apparaît comme prélude à une scène d’amour à peine suggérée, est d’une puissance rare.


 


 

Le vrai sujet du film, c’est le regard, sur lequel on a beaucoup écrit, depuis toutes les disciplines de sciences humaines. Regarder, être regardé, ni l’actif ni le passif ne sont anodins. Marcel Duchamp disait que c’étaient les regardeurs qui faisaient les tableaux. Là, le vrai sujet du film, ce n’est pas non plus l’œuvre d’art. Ce qui importe, dans L’Homme d’argile, c’est la créatrice, la créature et leur relation, comment ils se donnent mutuellement le souffle de la vie, comme une atmosphère d’inspiration.


 


 

Ce lien, fragile, hors norme, destiné a priori à être éphémère, cette abstraction, trouve dans ce film une illustration concrète magnifique. L’acteur Raphaël Thiéry s’y épanouit et Emmanuelle Devos y dépasse largement toutes ses incarnations précédentes. Et si la fin est mélancolique, c’est parce qu’elle reste ouverte et que l’avenir ne peut, en aucun cas, déboucher sur une conclusion convenue. Après le séjour de Garance, Raphaël est changé pour toujours. Peut-être qu’elle l’a totalement épuisé à seule fin d’une exposition. Ou peut-être pas. Elle reviendra un jour, de toute façon, dans son château, vers son "paysage", et elle n’oubliera jamais.

Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe

* Outre sa sélection à la Mostra de Venise 2023, et au Busan International Film Festival (2023), où il a reçu le Prix du Public, L’Homme d’argile a été sélectionné dans de très nombreux festivals français en 2023 : Saint-Jean-de-Luz, Auch Ciné, La Roche-sur-Yon, Sarlat, Entrevues de Belfort, Poitiers, Albi, Mâcon, ainsi que le Festival Jean-Carmet Seconds Rôles à Moulins.

1. Rester vertical de Alain Guiraudie (2016), sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 2016.

2. Le Mal bleu (2018) sélectionné aux festivals de Bordeaux 2018 et de Clermont Ferrand 2019 ; 19 juin (2018) ; Modern Jazz (2018).

3. Comme cela a été évoqué par la réalisatrice elle-même. Mais Raphaël n’est victime d’aucun sortilège, et il ne souffre pas.


L’Homme d’argile aka Du grand feu ne restent que les braises. Réal, sc : Anaïs Tellenne ; ph : Pierre W. Mazoyer ; mont : Héloïse Pelloquet ; mu : Amaury Chabauty ; cost : Nathalie Raoul & Véronique Trémoureux. Int : Raphaël Thiéry, Emmanuelle Devos, Marie-Christine Orry, Mireille Pitot, Alexis Louis Lucas, Vincent Thomas, Cesare Capitani, Zoran Boukherma, Ludovic Boukherma, Natasha Cashman (France, 2023, 93 mn).



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