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May December (2023)
de Todd Haynes
publié le samedi 27 janvier 2024

par Philippe Roger
Jeune Cinéma n°427-428, mars 2024

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 2023

Sortie le mercredi 24 janvier 2024


 


Cela fait longtemps que Todd Haynes tourne autour de ce qu’on pourrait appeler le mystère de l’être. Ses personnages ne sont jamais aisément définissables. Il voit l’identité comme problématique, résultant d’un jeu permanent entre pression sociale et désir intime, entre un présent qui impose ses circonstances et un passé plus ou moins encombrant. Qu’on pense à I’m Not There (2007), portrait atypique d’un artiste qui ne l’est pas moins, ou Safe (1995), déjà interprété par Julianne Moore, qui est à Todd Haynes ce que fut Danielle Darrieux pour Max Ophuls : une plaque sensible d’une souplesse et délicatesse infinies. Par bien des aspects, le nouveau film de l’auteur de Far from Heaven (2003) fait référence à Safe.


 


 


 

May December se déroule aussi dans un milieu aisé et distille un malaise croissant, d’autant plus actif qu’il opère en coulisses. Le motif de l’asthme est une reprise de Safe, symptôme ici déplacé sur Natalie Portman, qui interprète avec une précision clinique l’amorale Elizabeth, la comédienne intrusive venue traquer Gracie (Julianne Moore,) la femme autrefois scandaleuse qu’elle s’apprête à jouer à l’écran. La scène finale, début calamiteux du tournage avec Elizabeth en Ève au serpent, donne à voir par son piteux simplisme l’échec de l’enquête de l’actrice, qui sera tout du long passée à côté de l’essentiel.


 


 


 

Todd Haynes, qui s’ingénie à déjouer nos attentes - (le fusil de Gracie ne tirera sur personne, pas même sur le renard muet croisé en forêt -, va jusqu’à se moquer de l’application scolaire de la Méthode à la Lee Strasberg, Elizabeth mimant dans la remise ce qu’elle imagine avoir été autrefois l’étreinte de Gracie avec son trop jeune amant. Même si la comédienne croit s’approcher de la vérité en refaisant encore une prise, serpent biblique en main, ce n’est qu’un cliché vide qu’elle reproduit. Ponctué de zooms pensés pour mettre en valeur les rares travellings, le film entier est un constant jeu de reflets, un feuilleté virtuose d’images autonomes et contradictoires. Les plus belles idées de cinéma naissent du dispositif du miroir, soit qu’on découvre les personnages en reflet (le piège optique de la scène subtile du magasin d’habillement), soit que la caméra prenne frontalement la place du miroir (la scène troublante du maquillage, puis celle aussi dérangeante du monologue bergmanien).


 


 


 

May December ne se résume pas au "face à face" des deux femmes et à ses variations déstabilisantes à la Persona, (1) modèle revendiqué, mais accède à l’humanité de façon détournée avec la présence progressive de Joe (Charles Melton, dont la carrure rassurante dissimule la fragilité), l’éternel adolescent mari de Gracie. Lui qui élève des chenilles, pour voir sortir de leur chrysalide des papillons monarque, connaît un parcours inverse de celui de la comédienne, dérisoire apprentie vampire. Alors qu’elle s’égare dans de vains lieux communs, il s’incarne peu à peu jusqu’à naître au monde ; passif au départ, happé par le monde nocif d’images plates, sans profondeur (télévision publicitaire et téléphone dont on voit s’afficher les textos sur l’écran), il quitte peu à peu ces ombres inconsistantes pour prendre corps : dans la brève scène de sexe avec Elizabeth, c’est lui qu’on voit avant tout, en un plan significativement en plongée. Grâce à lui, le film respire.


 


 


 

Tourné en trois semaines, ce film faussement mineur a beau ne pas avoir la splendeur visuelle qu’on attribue souvent à Todd Haynes - l’absence de Ed Lachman, son chef op favori, y est pour quelque chose -, May December est bien autre chose qu’un exercice de style sur la vanité des apparences. Todd Haynes réussit en réalité un film brillant et insaisissable, avec lequel le spectateur doit se débrouiller seul, et c’est tant mieux. Si le cinéaste esquive la dimension sentimentale attendue, le sentiment est néanmoins présent grâce à un choix radical de mise en scène : la reprise réorchestrée de la partition de Michel Legrand, forgée de grandeur tragique, pour Le Messager de Joseph Losey (1971). La profondeur digne de J.S. Bach de ce thème confère au drame latent de May December une dimension métaphysique. Comme au temps du cinéma muet, le réalisateur fit diffuser la mélodie sublime sur le plateau. Le travail des comédiens et techniciens s’en est trouvé lesté d’une charge secrète. Todd Haynes est un musicien dans l’âme.

Philippe Roger
Jeune Cinéma n°427-428, mars 2024

1. Persona de Ingmar Bergman (1966).


May December. Réal : Todd Haynes ; sc : Samy Burch & Alex Mechanik ; ph : Christopher Blauvelt ; mont : Affonso Gonçalves ; mu : Marcelo Zarvos, d’après le thème principal de Michel Legrand pour le film Le Messager de Joseph Losey ; déc : Sam Lisenco ; cost : April Napier. Int : Natalie Portman, Julianne Moore, Charles Melton, Piper Curda, Cory Michael Smith, Elizabeth Yu (USA, 2023, 113 mn).



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