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Underground (1995)
de Emir Kusturica
publié le mercredi 31 janvier 2024

par Anne Kieffer
Jeune Cinéma n°234, novembre-décembre 1995

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1995
Palme d’or

Sorties les mercredis 25 octobre 1995 et 31 janvier 2024


 


Il était une fois la Yougoslavie... un pays d’illusions que l’alchimiste Tito a soigneusement cultivé pendant 35 ans. À sa mort, en 1980, le ver du nationalisme ronge l’édifice. Au terme de dix ans d’agonie, la tentative de fusion nationale rend l’âme. En 1991, exit la République populaire fédérative de Yougoslavie. Pendant ces années de déliquescence post-titiste, la censure s’assouplit, le cinéma en bénéficie. Emir Kusturica, jeune diplômé de la FAMU (célèbre école de Prague) réalise Te souviens-tu de Dolly Bell ? (1981), Papa est en voyage d’affaires (1985) et Le Temps des gitans (1988). Trois films qui lui valent successivement : le Lion d’or à Venise en 1981, la Palme d’or à Cannes en 1985 et le Prix de la mise en scène à Cannes en 1988. À la fin des années 80, l’enfant brillant du cinéma yougoslave quitte Sarajevo, sa ville natale et accepte un poste d’enseignant à l’Université de Columbia, à New York. Hollywood guette ce talent. Le résultat est Arizona Dream (1993), une vision spectaculaire et personnelle des mythologies américaines. Dans ce film, Emir Kusturica développe un style de la démesure, du foisonnement visuel au service de l’utopie et du cauchemar, du rêve et de la réalité. Underground prolonge ces choix que le cinéaste cadre dans le champ de cinquante ans d’histoire yougoslave.


 


 


 

Deux escrocs : Petar Popara dit Blacky et Marko mènent bombance à Belgrade. À l’invasion nazie, en 1941, ils entrent dans la résistance communiste qu’ils approvisionnent en armes avec des méthodes de gangsters. Les événements veulent que Marko cache Blacky dans sa cave avec d’autres partisans et qu’il en profite pour lui souffler la belle Natalija.


 


 


 

À la défaite allemande, Marko maintient son petit monde dans l’ignorance de la victoire. L’atelier clandestin fournit toujours des armes que Marko écoule vers de nouveaux circuits. En surface, Marko est un apparatchik proche de Tito, un haut responsable culturel. Sa compagne Natalija est à ses côtés lors de l’inauguration d’une statue et du tournage d’un film à la mémoire de Blacky. La mystification dure jusqu’en 1961 quand Blacky et son fils sortent de la cave. Trente ans après, en pleine guerre de Bosnie, Marko fait du trafic d’armes et Blacky, chef de milice, hurle au massacre. En épilogue, au bord de l’eau, autour d’une table, vivants et morts fêtent le mariage du fils de Blacky. Soudain la terre se détache et les invités partent à la dérive...


 


 


 

Underground est à voir pour ce qu’il est : une fiction sur un échec collectif. Pour célébrer le deuil d’une Yougoslavie multi-culturelle et multi-confessionnelle, Emir Kusturica puise dans le fonds commun du cinéma yougoslave. Il se veut l’héritier du cinéma impertinent et contestataire de ses aînés, en particulier de Zivojin Pavlovic (1933-1998), Boro Draskovic, Rajko Grlic, Srdjan Karanovic et Goran Markovic. Underground reprend à son compte l’ironie mordante de leur critique d’un système socialiste vidé de sa substance et porté par des bureaucrates corrompus et des arrivistes de tout bord. Deux titres viennent en mémoire : On n’aime qu’une seule fois de Rajko Grlic (1981) et La vie est belle de Boro Draskovic (1985). La problématique du premier annonce le personnage de Blacky, résistant naïf et absolu, incapable de vivre dans le silence des armes. La référence au second est dans le traitement de l’enfermement. La vie est belle réunit, dans une auberge de campagne, les passagers d’un train et le mécanicien pour cause de grève. Sous l’effet de l’alcool, la tension monte, les chansons deviennent plus incisives et les particularismes régionaux pointent. Bref la pause obligatoire vire au drame.


 


 


 

Ces clins d’œil à l’humour acide de ses aînés sont pétris par le talent de Emir Kusturica qui les magnifie dans un délire d’images et dans l’invention d’une prodigieuse machinerie. Dans cet hymne au cinéma yougoslave, il fait intervenir quantité de grands acteurs ex-yougoslaves et en particulier Miki Manojlovic (Marko) une star de l’écran qui fut le père du petit Malic dans Papa est en voyage d’affaires. Sa comparse Natalija (Mirjana Jokovic) est éblouissante. Lazar Ristovski donne à Blacky l’épaisseur d’une grande gueule et la fragilité d’un prolétaire complexé.


 


 


 

Autre souvenir du cinéma yougoslave, la forte présence de la musique et des chants folkloriques. Dans Underground, les cuivres d’une fanfare tzigane rythment cinquante ans d’histoire yougoslave, qui se soldent par la mort et la désolation. Ce chant funèbre est bruyant et spectaculaire car il suit l’outrance des incantations méditerranéennes et balkaniques. L’adieu du cinéaste à l’utopie fédérative yougoslave est un cri de rage qui exorcise une souffrance longtemps contenue. Underground est une œuvre personnelle, la qualifier de pro-serbe à l’instar de quelques critiques relève de l’affabulation voire de la bêtise.

Anne Kieffer
Jeune Cinéma n°234, novembre-décembre 1995


Underground (Podzemlje). Réal : Emir Kusturica ; sc : E.K. & Dusan Kovacevic ; ph : Vilko Filac ; mont : Branka Ceperac ; mu : Goran Bregovic. Int : Miki Manojlovic, Lazar Ristovski, Mirjana Jokovic, Slavko Stimac, Ernst Stötzner, Srdjan Todorovic, Bora Todorović, Emir Kusturica (Yougoslavie-France-Serbie-Allemagne, 1995, 187 mn).



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