Cinémémoire décembre 1994
Fantasmes du temps de la Libération
publié le vendredi 13 mars 2015

par Alain Virmaux
Jeune Cinéma n°232, juin 1995

Constat cent fois fait par le festivalier moyen, de Cannes et autres lieux : l’inflation galopante des programmes et des projections contraint à des choix torturants (ou à un travail d’équipe).
Cinémémoire ayant très tôt rejoint les pratiques de ses glorieux aînés, et proposant des recherches en surnombre, il fallait se limiter.

Notre choix se porta sur le cycle Fantasmes du temps de la Libération, histoire de faire le point sur une période un peu floue, déjà lointaine, et qui ne s’est pas inscrite fortement dans l’histoire du cinéma français, au contraire de ce qui avait précédé (l’Occupation) et de ce qui a suivi (Qualité française et Nouvelle Vague).

Le cycle était conçu par Noël Burch et Geneviève Sellier, tandem éprouvé et qui nous avait déjà proposé, pour la précédente édition de Cinémémoire (1993), une relecture subtile du cinéma des années noires. Leur nouvelle sélection prenait donc la suite, en se focalisant sur la période de l’immédiate après-Libération.

Elle incitait le spectateur à ne pas s’en tenir aux grands titres toujours cités pour résumer ces années-là - Portes de la nuit, Bataille du rail… -, mais à creuser un peu au-delà. Connaissant d’expérience l’ingéniosité de l’équipe Bruch-Sellier, on s’attendait à d’intéressantes découvertes. Leur dessein était vaste, on n’a pas été déçu.

Le programme couvre, de l’avant à l’après guerre, toute la période 1930-1945 et s’inscrit dans le cadre d’un livre (à paraître en 1995) au titre éloquent : La Drôle de guerre des sexes du cinéma français. Premier chapitre : "Les pères châtrés du cinéma de l’Occupation".

La thèse qu’avancent Burch et Sellier est d’ordre socio-historique. Elle est relativement simple.

Résumons :

* Les films des années 30 sont souvent dominés par une figure patriarcale, qui peut être celle d’un père "incestueux".

2* Les films de l’Occupation remettent peu à peu en question ce patriarcat despotique et réhabilitent les valeurs féminines.

* Cette tendance progressiste se prolonge après la Libération, tout en se heurtant à un retour de misogynie, qui traduit une volonté de réapparition des valeurs viriles.

À l’appui de ce schéma, Burch et Sellier rappellent le triste épisode des "femmes tondues" de 1944, en l’interprétant - à la lumière des analyses du philosophe Alain Brossat - comme un rituel "destiné à restaurer l’autorité de la communauté masculine sur les femmes". Tel est la cadre de l’enquête. Parfois fragile, toujours stimulante.

Et les films retenus illustrent habilement la thèse proposée.

Le plus étonnant à nos yeux : La Kermesse rouge (1946), d’un réalisateur généralement négligé par les dictionnaires, Paul Mesnier (aussi l’auteur, en 1951, d’un Poil de carotte très oublié, avec Raymond Souplex en M. Lepic).

Pourquoi Burch et Sellier ont ils fait un sort à son film de 1946 ?

Parce que ce thème se prête bien à leur démonstration : la jalousie d’un peintre médiocre pour la réussite artistique de sa femme.
Clou de l’œuvre : le tragique incendie du Bazar de la Charité (1897), qui fit un centaine de morts (d’où la "kermesse rouge" du titre).
Les responsables du cycle ont dû y trouver un argument de plus pour confirmer leur hypothèse d’un inéluctable discrédit des valeurs masculines : le jour de la catastrophe, les hommes du monde passent pour avoir sauvagement piétiné leurs compagnes dans leur hâte d’échapper au brasier, et le film de Paul Mesnier le rappelle fugitivement.

Autre grand film féministe de l’époque et, à l’inverse de celui de Mesnier, couronné par le succès : Gigi (1948) de Jacqueline Audry.

Revue selon l’optique Burch-Sellier, l’œuvre est en effet pleine d’intérêt.
Film de femmes à tous les niveaux : il lance Danielle Delorme, et il est réalisé par la seule cinéaste française de l’immédiate après-guerre (Agnès Varda n’apparaîtra qu’en 1954). Audry signera ensuite d’autres adaptations de Colette (Minne, Mitsou), mais Gigi constitue un cas assez particulier.

Au générique du film, c’est Pierre Laroche (époux de Jacqueline Audry), qui est crédité comme adaptateur de la nouvelle de Colette.
En réalité, il semble bien n’avoir joué qu’un rôle mineur : le plus gros du travail fut accompli par Colette elle-même, selon le témoignage même de Jacqueline Audry. Confirmation récente : le manuscrit rédigé par Colette en vue du film (140 pages environ) est passé en vente à Drouot, il y a quelques mois.
Sans compter que le texte du film avait été publié en 1949 par la revue Opéra sous la seule signature de la romancière.
Au total, Pierre Laroche s’est trouvé confiné dans le même emploi second que les personnages masculins du film : simples comparses, hommes-objets ou figures caricaturales.

Et si, au dénouement, Gigi échappe de justesse au rôle de "cocotte" qui lui était promis, c’est moins par l’effet d’une soudaine grandeur d’âme masculine que parce que Colette et Jacqueline Audry ont guidé leur héroïne, "d’une main sûre" vers le "beau mariage" qui lui semblait interdit.

Un tel "progrès" fera sourire aujourd’hui. Pour l’époque, il représentait une très notable avancée des mœurs. La femme cessait d’être un objet pour devenir un vrai sujet de son histoire.

[…]

Alain Virmaux
Jeune Cinéma n°232, juin 1995

1. Le premier chapitre de ce livre a été donné, en "bonnes feuilles", dans le n°1 d’une nouvelle revue de cinéma trimestrielle, Génériques.

À suivre dans Jeune Cinéma n° 232, juin 1995.

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