par René Prédal
Jeune Cinéma n°314, avril-mai 1992
Parallèlement au fait que, de plus en plus, les stars du grand écran (Michel Piccoli, Jeanne Moreau, Isabelle Huppert, Pascal Greggory, Sandrine Bonnaire…) retrouvent le théâtre sous la direction des plus célèbres metteurs en scène (Jacques Lassalle, Patrice Chéreau, Claude Régy, Peter Brook…), des films sont adaptés en pièces et montés avec succès.
Mode ? Défi à quelque ordre "naturel" des choses (le cinéma comme "fils" du théâtre) ou interrogation très post-moderne sur l’essence même des deux arts du spectacle qui ont "inventé" et imposé, à peu près en même temps, la mise en scène aux dépens des auteurs ?
Vaste champ de réflexion que pourraient ouvrir des essais passionnants comme ceux de Daniel Benoin à la tête du Centre dramatique de Nice, en 2002 avec Festen et en 2007-2008 avec Faces.
Mais ce qui ne s’est pas encore franchement imposé en France constitue par contre une véritable tradition à Broadway, surtout dans le domaine du musical depuis les années 50 et le fabuleux succès obtenu par l’adaptation scénique de My Fair Lady par Alan Jay Lerner, conçue à partir du film de Leslie Howard réalisé la décennie précédente (et non pas de la pièce originelle de George Bernard Shaw).
Correspondant du Monde à New York, Henri Béhar profita notamment de la saison 1993-1994, particulièrement riche en œuvres inspirées par le cinéma, pour faire découvrir aux cinéphiles français cette veine féconde que personne n’avait jusqu’à lui révélée chez nous ("L’image muse de Broadway, les adaptations à la scène des succès du cinéma mondial" (1).
On a pu repérer des œuvres musicales tirées de films musicaux, comme The Red Shoes d’après Les Chaussons rouges de Michael Powell ou Show Boat d’après le film de James Whale).
On a vu aussi des pièces adaptées de films non-musicaux consacrés à des personnages ayant existé et appartenant au monde du cinéma (qui ont eu et font encore de belles carrières sur les scènes américaines).
La vie de Marilyn Monroe fit ainsi l’objet de deux comédies musicales (en 1983 et 1993), mais aussi les existences de Mack Sennett et Mabel Normand (1966), comme des frères Marx (1980).
De nombreux films de Billy Wilder ont servi de base à des comédies musicales :(Certains l’aiment chaud est devenu Sugar ; La Garçonnière (The Apartment) est devenu Promises, Promises ; Sunset Boulevard a conservé son titre.
Même Eve de Joseph Mankiewicz a donné un musical à succès, Zorba, Applause.
Il faut noter aussi les nombreux essais (pas toujours réussis) des adaptations musicales de films européens.
* Little Night Music, d’après Sourires d’une nuit d’été de Bergman ;
* Fanny d’après la trilogie marseillaise : Marius de Alexandre Korda (1931), Fanny de Marc Allégret (1932), et César de Marcel Pagnol (1936).
* La Femme du boulanger d’après le film de Pagnol (1938)
* Orphée d’après le film de Cocteau (1950) ;
* Pousse-café d’après L’Ange bleu de Sternberg (1930) ;
* Big Deal d’après Le Pigeon de Monicelli (1958) ;
* Farenheit 451 (1966) et Le Dernier Métro (1980) d’après Truffaut ;
* Le Retour de Martin Guerre d’après le film de Daniel Vigne (1982) ;
ainsi que trois films de Fellini :
* La strada (1954) ;
* Les Nuits de Cabiria (1957) devenu Sweet Charity, mis en scène de Bob Fosse avec Shirley McLaine reprenant le rôle de Giulietta Masina)
* Nine d’après 8 1/2 (1963) monté à Broadway en 1982, et vu à Paris en 1997.
Depuis cette décennie 90, on apprend ici ou là (mais jamais systématiquement) que bien des scénarios-dialogues de films sont adaptés au théâtre en Amérique.
Ainsi Quentin Tarantino affirme que son film Reservoir Dogs (1991) "a été joué sur scène au moins 20 000 fois" (2) ajoutant qu’il adore écrire des dialogues et "je suis quasiment un auteur de théâtre […] Je ne sais pas si j’écrirai un jour une pièce, mais je crois que je pourrai […] En tous cas, je me considère comme un écrivain".
Si l’on veut bien, en effet, dépasser la réputation sexe et violence de Kill Bill 1, Kill Bill 2 et Boulevard de la mort pour s’attacher à considérer la "tchatche" très originale des personnages (surtout du dernier film extrêmement bavard), on peut comprendre cette revendication.
Mais demeure néanmoins la question de la qualité souvent fort médiocre de ces dialogues !
En France où la comédie musicale n’est pas un genre national, c’est au contraire le cinéma d’art et d’essai qui est courtisé par le théâtre de recherche.
Théâtre du Mépris, trois pièces de Didier Georges Gabily montées par Christian Colin en novembre 1996, un trimestre à peine après la mort subite du dramaturge, n’est d’ailleurs pas vraiment une adaptation du Mépris de Jean-Luc Godard, mais le film est clairement désigné comme "matière première à fiction", au même titre que le roman de Moravia (qui prenait déjà le cinéma comme sujet) et L’Odyssée, fond mythique sur lequel s’appuient les œuvres de l’écrivain et du cinéaste.
C’est en fait cette dernière qui est la plus explicitement travaillée par Colin comme par Gabily.
Certains réalisateurs sont parfois tentés par la scène, mais les cas de figure peuvent être de natures très différentes.
Ainsi Éric Rohmer monte, en 1979, Catherine de Heilbronn de Kleist qu’il capte ensuite pour la télévision. Trois ans auparavant, en 1976, il avait adapté au cinéma La Marquise d’O., nouvelle du même Kleist.
Pour sa part, Jacques Doillon met en scène, en 1998, à la Manufacture des Œillets d’Ivry La Vengeance d’une femme, adaptation de son film de 1989, lui-même scénarisé à partir de L’Éternel Mari de Dostoievski, à la demande de l’actrice Ann-Gisel Glass (qui reprend le rôle de Béatrice Dalle face à Jacqueline Parent qui, elle, succède à Isabelle Huppert).
Quant à Bertrand Blier, il occupe avec Les Côtelettes successivement trois fonctions : il écrit la pièce, puis la met en scène au théâtre, avant d’en tirer un film, en 2003, avec la même distribution.
Parfois, il peut y avoir confusion entre le film et une pièce originelle adaptée par le cinéaste, et l’on ne sait plus très bien si le théâtre revient alors à la pièce ou transpose le film. Quand les deux ont le même auteur, le doute fonde en fait la nature de l’entreprise.
C’est le cas avec les nombreuses petites troupes indépendantes qui ont monté ces dernières années Les Larmes amères de Petra von Kant, pièce écrite, mise en scène au théâtre, puis filmée par Rainer W. Fassbinder.
Par contre, Orange mécanique, adapté à la Volksbühne de Berlin par Frank Castorf en 1995, part du roman d’Anthony Burgess et non du film de Kubrick.
Mais Castorf mettra en scène, la même année, La Cité des femmes de Fellini.
Et Peter Zadek montera un spectacle, cette fois au Berliner Ensemble, d’après Miracle à Milan de Vittorio De Sica.
On parle aussi d’une adaptation scénique des Carabiniers de Godard et de Sur la route de Madison d’après le film d’Eastwood avec Alain Delon.
Ont marqué davantage le théâtre contemporain plusieurs mises en scène :
* La Maman et la Putain de Jean Eustache par Jean-Louis Martinelli ;
* Le Septième Sceau de Bergman, en 1986, par Robert Lepage au Théâtre Repère sous le titre Le Bord extrême ;
* Pluie d’été à Hiroshima monté par Éric Vignier, en 2006, au Centre dramatique de Bretagne-Théâtre de Lorient. Il s’agit de l’enchaînement successif en une unique représentation, et dans cet ordre, de deux œuvres de Marguerite Duras : Pluie d’été (un livre), puis Hiroshima mon amour (le scénario, écrit d’ailleurs très antérieurement à Pluie d’été).
Éric Vigner reconnaît la prégnance du film d’Alain Resnais mais insiste sur sa volonté de revenir au texte. Aussi n’a-t-il pas re-visionné le film, mais il le connaît très bien et sait que son travail s’adresse à un public qui a vu et admire comme lui ce classique incontournable, auquel se réfère directement l’interprétation du Japonais par un comédien ne connaissant pas le français.
Créée dans les années 70 à New York par André Grégory (le metteur en scène en quête spirituelle) et Wallace Shawn (le comédien au chômage) qui jouaient leurs propres rôles, la pièce My Dinner With André a eu également un plaisant destin - à travers trois langues - entre théâtre et cinéma.
Louis Malle en fait d’abord un film, en 1983.
Puis Damiaan De Schrÿver (compagnie tg STAN) et Peter Van den Eede (compagnie De KOE) adaptent, en flamand, le scénario du film de Malle, et jouent plusieurs années avec grand succès ce dialogue mettant en abyme nombre de questions relatives à la représentation, mais sur un ton gaillard - les deux comédiens consomment effectivement pendant trois heures trente un véritable repas plantureux cuisiné sur scène chaque soir selon une recette différente - et avec un plaisant humour… juif new-yorkais à l’origine, cette fois typiquement belge, et encore transformé par la traduction française recréée, toujours avec les deux acteurs flamands, au Théâtre de la Bastille puis en tournée chez nous en 2006.
Nous avions rendu compte de l’adaptation de Festen de Thomas Vinterberg, dans Jeune Cinéma (3) : scénographie radicale à partir d’un repas de famille se déroulant au cœur de l’écrin vampirique du théâtre à l’italienne, intrusion d’un mini camescope numérique et d’un grand écran vidéo, violence d’une tragédie classique faisant le lien entre répertoire scénique et cinématographique : pari audacieux et réussi.
Daniel Benoin persiste et signe en s’emparant cette saison, après un film événement, d’un cinéaste culte : Cassavetes.
Il explique ses motivations :
"Après l’expérience très enrichissante de Festen, je m’étais promis de remettre en chantier ce type de recherche consistant à adapter au théâtre des films, souvent majeurs dans l’histoire du cinéma, qui ont pour caractéristique la recherche d’une proximité, sinon d’une intimité entre les comédiens et le public. Chez Cassavetes, comme chez Vinterberg près de trente ans plus tard, la caméra traque chaque visage, chaque intention, chaque émotion au plus près, au plus serré, comme pour voler aux acteurs-personnages ce qu’ils ont de plus personnel sinon de plus secret. Pour obtenir un résultat équivalent au théâtre, il est clair qu’il faut trouver le lieu qui permettra la proximité sinon la participation du public. Dans le cas de Faces, Cassavetes nous donne involontairement une solution : il a tourné le film dans son appartement pendant plus de six mois, faisant de ses canapés, de son lit, de sa cuisine les lieux où se joue la quasi-totalité des scènes du film. Nous sommes sans cesse comme invités chez lui mais aussi chez ses personnages : Richard, Jeannie, Maria… Je voulais, de la même manière, inviter les spectateurs de théâtre à être les témoins de l’histoire de ce couple qui semble se désagréger en une nuit et qui finalement se retrouvera peut-être le lendemain matin. Une hypothèse très optimiste dans les temps qui courent".
De même que pour Festen, le dispositif théâtral est donc fondamental.
Lors de la création de Faces dans le cadre du Printemps des Arts de Monte Carlo, Benoin dispose dans une salle polyvalente de spectacle dépourvue de scène, seize salons (une table basse entourée de quatre canapés appelés par les professionnels du meuble des 2/3 places) où ne pourront pas s’installer plus d’une soixantaine de spectateurs, chacun ayant pris à l’entrée un whisky-soda à déguster pendant la représentation.
Le public se trouve ainsi comme installé chez Cassavetes, en train de boire (mais moins que les protagonistes du film) et les comédiens vont jouer au milieu d’eux, utilisant les places inoccupées, ici ou là, ici et là, pour dire le texte fait de monologues constamment interrompus, de chansons, de rires inextinguibles, de toussotements, bégaiements et répétitions incongrues d’un dialogue aussi atypique au théâtre qu’au cinéma (saluons la superbe traduction-adaptation de Linda Blanchet et Daniel Benoin).
À la mi-temps, François Marthouret (remarquable Richard Forst ressemblant de façon frappante - âge, cheveux blancs, dégaine - à John Marley qui incarnait le personnage principal dans le film), Valérie Kaprisky et Hélène Noguerra (qui reprend le rôle tenu par la mythique Gena Rowlands) invitent même le public à faire quelques pas de danse avec eux dans cette longue nuit en boîte (en fait la fiction s’étire sur 36 heures) au cours de laquelle les protagonistes imbibés d’alcool et de drogue vivent une crise conjugale entre baise, philosophie, blagues salaces et mauvaise conscience, mais aussi "dissèquent vraiment l’amour, en discutent, le tuent, le détruisent, se blessent dans cette polémique verbale de la vie". (Cassavetes).
En recréant en live le contexte "réel" du film par un summum d’artificialité du dispositif, Benoin parvient, avec ce plus de théâtralité, à faire paradoxalement basculer les conventions scéniques vers la chronique réaliste d’une bourgeoisie à la dérive qui plonge, éructe, vitupère, se fait mal en essayant de démolir l’autre.
La mise en scène traque le mal-être de personnages pas particulièrement sympathiques et foncièrement négatifs dont la détresse tout à coup mise à vif se révèle bouleversante.
Ça bouge constamment, les acteurs se donnant physiquement dans des rôles éprouvants.
Rien de plus difficile en effet que de jouer de façon vraisemblable les noceurs bourrés en pleine dérive, vulgaires, tour à tour méchants, violents, cyniques, mais aussi accumulant les pires banalités dans de longs passages qui aplatissent l’appel de fiction dramatique dans le néant de conversations sans rimes ni raisons.
Ces brutales accélérations constituent une belle équivalence aux déplacements de la caméra portée chez Cassavetes, à la fois cause et conséquence de la déstabilisation des protagonistes.
Dans Festen, l’inscription des images vidéo à l’intérieur de l’espace théâtral servait à restituer le style foutraque de l’original de Vinterberg.
Ici, conservant même le prologue qui fait de Faces un film dans le film, c’est un hommage évident aux gros plans en mouvement des visages extrêmement expressifs chez Cassavetes.
À certains moments en effet, décidés au cours des répétitions mais semblant improvisés, les acteurs se saisissent de la mini DV pour filmer leur partenaire dont l’image se trouve alors projetée sur les six écrans de la salle.
Ce "direct" ne saurait atteindre la justesse et la beauté des cadrages du cinéaste mais qu’importe : Benoin ne cherche pas à concurrencer les plans du film puisqu’il dispose en même temps de sa propre mise en scène pour organiser le spectacle.
Il joue donc finement la complémentarité - le plan d’ensemble (la représentation théâtrale) et le gros plan (la vidéo) -, les deux emportés dans l’intensité d’un récit disloqué qui passionne et bouscule tout à la fois.
Rappelons les faits.
Dans les années 50, Jean Renoir s’intéresse directement au théâtre, la mort en 1952 de son frère aîné, l’acteur Pierre Renoir, paraissant avoir constitué le déclencheur.
Il réalise en effet, en 1952, un de ses films les plus brillants, Le Carrosse d’or (d’après la pièce de Prosper Mérimée, Le Carrosse du Saint-Sacrement) centré sur Camilla (Anna Magnani), vedette d’une troupe de commedia dell’arte en tournée dans un royaume de fantaisie en Amérique latine.
Puis il écrit une pièce rappelant le mythe grec d’Amphitryon (qui ne cesse, depuis Plaute, d’inspirer les dramaturges) qu’il pense appeler Amphitryon 39 (en hommage à Jean Giraudoux auteur d’un Amphitryon 38 en 1929).
Elle est jouée en 1955 sous le titre d’Orvet avec Leslie Caron et Paul Meurisse dans les rôles principaux, mais l’accueil critique est très négatif.
En 1954, il met en scène Jules César de Shakespeare dans les arènes d’Arles, et en 1957 adapte et monte Le Grand Couteau de Clifford Odets avec Daniel Gélin.
La même année, il écrit une seconde pièce, Carola et les cabotins, comme s’il voulait conjurer sa gêne de ne pas avoir été en France pendant l’Occupation.
Pour le rôle-titre d’une grande actrice, il pense à Ingrid Bergman qui ne peut pas. Danielle Darrieux et Paul Meurisse sont alors envisagés mais les choses traînent, les directeurs de théâtres parisiens renâclent et Renoir quitte alors la France pour Beverley Hills.
Fin 1959, à l’université de Berkeley où son fils enseigne, il met en scène sa pièce avec une distribution d’étudiants.
Dans les années 70, Carola est adaptée pour la télévision américaine et réalisée par Norman Lloyd avec Leslie Caron et Mel Ferrer.
À la fin de sa vie (Renoir meurt en 1979), le cinéaste français, installé définitivement aux États-Unis depuis 1975, a le plaisir de voir François Truffaut s’intéresser à Carola : il veut en faire une pièce radiophonique.
Malheureusement les décideurs trouvent le texte trop long (deux heures).
Truffaut s’en inspirera alors (d’assez loin afin de ne pas avoir à en faire mention au générique) pour écrire l’histoire du Dernier Métro (1980, avec Catherine Deneuve). Parallèlement, il intervient auprès de L’Avant-Scène Cinéma qui publie Carola.
La pièce n’avait donc jamais été montée en France lorsque Jean-Claude Penchenat décide de la mettre en scène au Théâtre des Quartiers d’Ivry, exactement cinquante ans après qu’elle a été écrite.
Le cocréateur du Théâtre du Soleil, avec Ariane Mnouchkine en 1964, est en effet passionné de cinéma depuis son enfance à Nice où il fréquente assidûment les salles obscures très nombreuses tandis que n’existe aucun théâtre valable.
À la tête du Théâtre du Campagnol (fondé en 1975 et transformé en 1982 en Centre dramatique national), il écrit et met en scène notamment 1 place Garibaldi qui prend en compte sa cinéphilie niçoise et Le Bal dont Ettore Scola fera ensuite un film. En novembre 2005, il est en outre l’auteur d’un Hommage à "Jean Renoir écrivain" à la Cinémathèque française.
En 1957, Renoir ne cherche pas alors à faire œuvre littéraire.
Il veut seulement raconter une histoire qui serait incarnée par de grands acteurs pour travailler ce monde du théâtre qu’il adore : il a été l’ami de Bertolt Brecht, fut très lié à Louis Jouvet et Jean Giraudoux, et déclare pendant l’écriture : "Nous allons essayer de faire un drame gai. C’était l’ambition de toute ma vie" (4)
À l’origine, il appelle la pièce Judith (comme celle de Giraudoux de 1931) car il aime le ton des œuvres du dramaturge. De fait, il est (ironiquement) question au second acte de l’héroïne juive retenue dans l’Ancien Testament pour avoir séduit et tué Holopherne, le général de Nabuchodonosor qui assiégeait la ville de Béthulie, lorsque Campan pousse Carola à coucher avec le général allemand Von Clodius pour sauver le théâtre !
Renoir reconstitue l’Occupation tout entière sur un plateau de théâtre.
"Tout va tenir dans le huis clos d’une loge - alors que Le Chandelier d’Alfred de Musset se joue devant un parterre d’officiers allemands - et dans le temps d’une représentation avant le dernier métro. Carola est aimée de trois hommes (comme la Jacqueline du Chandelier qu’elle joue), quatuor cher à Renoir : un jeune résistant traqué par la Gestapo, un général allemand et un directeur de théâtre collaborateur. Donc trois personnages très différemment impliqués dans la France occupée. Ici pas de stéréotypes : le résistant risque sa vie pour un autographe de l’actrice admirée, le général ne pense qu’à déserter pour elle, le directeur collabo veut mourir en héros pour se revaloriser à ses yeux. Pas de lieux communs car, pour Renoir, ce qui est effroyable c’est que tout le monde a ses raisons et que chacun doit les exposer" (5).
On pense à plusieurs reprises à La Règle du jeu (1939), au début de La Chienne (1931) et, bien sûr, à La Grande Illusion (1937) quand le résistant Henri salue en von Clodius "un des derniers gentilshommes de l’armée allemande" !
Dans le film sur la Première Guerre mondiale, Erich von Stroheim ne parlait-il pas pour sa part de géraniums avec son prisonnier français ?
En fait Renoir veut décrire ce qui se passe "dans la cervelle de chacun, lorsqu’on est occupé et occupant. Je ne peux pas dire que ce soit exactement une suite de La Grande Illusion ; mais enfin, après vingt ans de distance, ça fait partie des mêmes préoccupations. J’y montre des Allemands, j’y montre des Français, j’y montre des gens qui collaborent, j’y montre des gens qui sont dans la Résistance, j’y montre des gens qui n’ont pas d’idées" (6) et veulent se tenir pénards, comme le concierge Camille qui craquera devant l’officier SS et provoquera la mort du résistant et du directeur.
Car Renoir cultive les ruptures de rythme comme de ton, "du burlesque au tragique, du mélo (sincère) au comique. Campan doit jouer bouffe face à Clodius, le résistant joue à cache-tampon avec Carola et la maquilleuse alors que la loge où ils se trouvent est cernée. Et la scène entre le même Henri et l’officier allemand passe sans arrêt du cocasse au violent. Leur conflit se révèle… amoureux. Leurs rapports… mondains !" (5).
Les didascalies de Renoir étaient très nombreuses, et Penchenat les a suivies à la lettre afin de retrouver un peu le style, l’esprit et la narrativité propres au cinéma de l’auteur.
Ainsi les trois actes sont enchaînés sans entracte afin d’accuser les règles du théâtre classique que respecte le texte : unité d’action, de lieu et de temps. Audacieusement l’auteur exclut l’héroïne de l’acte central (censée être en train de jouer Musset, elle est absente logiquement de la scène de la pièce de Renoir), pour mieux convoquer un double hors champ donné en partie à voir par un décor astucieux : pendant la durée exacte d’une représentation du Chandelier que l’on ne verra jamais, les conflits entre les personnages principaux se déroulent dans la loge de l’actrice qui s’ouvre par une porte donnant sur un couloir adjacent, où se passent d’autres choses, et les spectateurs de Carola voient à la fois la loge qui occupe les deux tiers de la scène et ces coulisses dans le tiers gauche.
Or les dialogues - comédie dramatique - qui s’échangent dans la loge sont de plus en plus affectés par le drame qui a lieu derrière la porte (et dont on ne perçoit que quelques bribes quasi muettes) : d’un côté le continuum de la parole théâtrale, de l’autre le montage elliptique d’éclats de la "vraie" vie tragique dont le spectacle scénique ne retient que le bruit, le mouvement, et cette peur dont parle le dialogue mais qui est longtemps tenue à l’écart de la situation de vaudeville qui se joue dans un no man’s land composant une sorte d’abri en train de céder face à la pression de l’extérieur.
C’est la danse sur un volcan d’un monde factice, séparé d’un réel plein de dangers, par une porte à l’inquiétante fragilité dérisoire et à laquelle on ne cesse de venir frapper.
Dans un rôle de vieux cabot enfermé dans la bulle étanche de l’art dramatique, Jean-Claude Penchenat pointe judicieusement le caractère intenable de cette position à un moment de l’Histoire où un Allemand déclare : "Après tout, l’art n’a pas de patrie", à un second Allemand qui lui répond : "L’art est une question de race".
Renoir, qui n’a pas connu personnellement l’Occupation, a trouvé la juste distance pour décrire l’époque au niveau de chaque détail, dont Penchenat fait la base de son propre travail à la fluidité quasi cinématographique.
Modestement il s’est mis au service de l’auteur Renoir à la manière d’un Jacques Becker assistant le maître avec une qualité de regard égale à celle des plus grands metteurs en scène.
René Prédal
Jeune Cinéma n°314, avril-mai 1992
1. Le Monde, 11 novembre 1993.
2. Cahiers du cinéma n° 624, juin 2007.
3. Jeune Cinéma n° 248, octobre-novembre 2002)
4. Entretien avec Jacques Rivette et François Truffaut, Cahiers du cinéma n° 78, décembre 1957).
5. Jean-Claude Penchenat, dossier presse.
6. Jean Renoir, op. cit.
À suivre : Théâtre et cinéma II, dans Jeune Cinéma n°315-316, printemps 2008
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