home > Films > Alice (1988)
Alice (1988)
de Jan Svankmajer
publié le mercredi 28 février 2024

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°427-428, mars 2024

Sélection du Festival d’animation d’Annecy 1989

Sorties les mercredis 7 septembre 2011 et 28 février 2024


 


Le titre annonce d’entrée que le premier long métrage (1988) de Jan Švankmajer (1) ne sera pas la réplique du conte originel. Cet artiste tchèque poly-expressif - marionnettiste, dessinateur, collagiste, réalisateur - a une longue carrière derrière lui. Au cinéma, il avait jusque-là privilégié le format court, mêlant prises de vue réelles et animation. Le récit de Lewis Carroll faisait partie de son panthéon. Ce qui n’a rien de surprenant, étant donné son appartenance au Surréalisme, très vivace en Tchécoslovaquie dans les années cinquante. "Je tournais autour de ce texte depuis longtemps, dit-il. Preuves en sont mes films précédents, Jabberwocky (1971) et Dans la cave (1982)". Le premier de ces deux films témoigne d’une imagination des plus débridées ; le second relève du réalisme fantastique. Dans les deux cas, la protagoniste est une fillette d’environ 8 ans.


 


 

Dans son Alice, les premiers plans sur le visage de l’enfant rythment le générique. Puis la caméra cadre en très gros plan sa bouche. Le spectateur ne peut se rendre compte que les yeux du modèle, gris bleu, ne correspondent pas à la bouche de la comédienne (et à sa voix), procédé de dissociation-association buñuelien utilisé dans Cet obscur objet du désir (1977) avec les corps tout entiers de Carole Bouquet et Ángela Molina. L’insert de cette bouche candide et ambiguë, est d’une présence obsédante : elle se produit à quatre-vingts reprises. Elle est en somme le basso continuo du film.


 


 


 

La voix d’Alice nous introduit dans la fiction comme dans un récit érotique livré par fragments. Pour le reste, la parole est rare. De même que la musique, remplacée par des bruitages. Le début du film est fidèle à Lewis Carroll, avec les deux sœurs assises au bord d’une rivière. Tandis que l’aînée lit, la cadette s’ennuie. Elle rejoint sa chambre où l’attend un bric-à-brac : des gravures, des papillons, des scarabées naturalisés, des poupées de porcelaine à son image et à celle de sa sœur. Le scénario suit l’ordre des principaux épisodes, mais en écarte d’autres comme celui du chat du Cheshire.


 


 


 

Le cinéaste transporte et transpose Alice dans son propre univers. On y sent l’atmosphère du vieux Prague avec ses ruelles tortueuses et mal éclairées. Le terrier du lapin blanc évoque celui, angoissant, de la nouvelle de Franz Kafka précisément intitulée Der Bau (1923). Les portes qui s’ouvrent et se ferment font songer aux tableaux de René Magritte.


 


 

Les objets sont ceux du quotidien : casseroles, passoires, pots à lait patinés, sans doute chinés aux puces. On les retrouve dans d’autres films de Jan Švankmajer, ce qui produit un effet de déjà-vu.


 


 

La présence de la petite fille réelle en butte à des jouets rappelle les premiers dessins animés en noir & blanc de Walt Disney. Elle participe de ce que Sigmund Freud définissait comme das Unheimliche. En ce sens le "quelque chose" du titre peut être interprété comme le "ça" freudien.


 


 

Le film est aussi l’exploration de l’inconscient d’une adolescente prépubère. À ce titre, le ballet des chaussettes qui trouent le plancher est un morceau de bravoure. Chez le spectateur, plaisir esthétique devant la virtuosité du travail d’animation, malaise et effroi se confondent. Avec les processions d’os et de squelettes tels qu’on peut les voir dans les galeries de paléontologie, certaines séquences évoquent les visions d’un Jérôme Bosch.

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°427-428, mars 2024

1. Le titre original, Neco z Alensky, peut être traduit par "Quelque chose à propos d’Alice".


Alice (Neco z Alensky). Réal, sc : Jan Švankmajer, d’après Alice’s Adventures in Wonderland de Lewis Carroll (1865) ; ph : Svatopluk Malý ; mont : Marie Zemanová ; mu : Ivo Spalj & Robert Jansa. Int : Kristyna Kohoutova (Tchécoslovaquie, 1988, 86 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts