Cinéma du réel, mars 2013, 35e édition
par Gisèle Breteau Skira
Jeune Cinéma n°352-353, été 2013
Le Cinéma du Réel commémorait cette année les quarante ans du renversement du président chilien Salvador Allende lors du coup d’État militaire du 11 septembre 1973 et la prise du pouvoir par Augusto Pinochet qui instaura la dictature jusqu’en 1990.
Le Festival a proposé une vingtaine de films, archives, témoignages, portraits d’Allende, conversations et rencontres : Allende-Fidel Castro, Régis Debray-Allende, Rossellini-Allende en 1971, candidature d’Allende filmée en 1964 par Joris Ivens et le film fleuve de Patricio Guzman, La Batalla de Chile, la lutte d’un peuple sans armes I, II, III tourné de 1972 à 1979.
Autre programmation, celle du cinéaste indien Anand Patwardhan, nom à retenir d’un auteur méconnu dont l’œuvre témoigne d’un engagement pour son pays et son peuple.
La Maison de la Radio de Nicolas Philibert
Le film a fait l’ouverture avec les voix de la "grande maison ronde", qui s’évadent, ricochent et se multiplient. On y découvre un chasseur de foudre posté sur un balcon, Frédéric Lodéon noyé sous les CD, la voix prenante de Maïa Vidal, un document sur le regretté Yann Paranthoën, "tailleur de sons", et toutes les voix qui corrigent, interrogent, informent, commentent, analysent, répètent, dans le brouhaha de la vie radiophonique. Nicolas Philibert est passé maître dans l’art du portrait et malgré un rythme, un souffle qu’il n’a pas su trouver, la visite des entrailles de la Maison de la Radio est jubilatoire.
Letter de Sergei Loznitsa (Russie, 2012)
Ce court métrage a été tourné en plans séquences, en noir & blanc, dans le jardin d’un hôpital psychiatrique, montre des silhouettes irradiant la lumière en vibrations visuelles et halos autour d’elles, telles des apparitions fantomatiques venues d’un monde en dehors du temps.
Aires de François Daireaux (2013)
Dans la section Compétition française, c’est un voyage filmé en Inde et au Pakistan, à travers les matières : glaise, tissus, pierres, eau, végétaux, vues et montées sur des fondus au noir, matières de reflets, de soyeux, de volumineux, de colorés, dans un film plus esthétique que documentaire, où l’abstraction des formes prime sur la réalité du lieu.
Le Reflux de Guillaume Bordier (2013),
Dans cette même section, ce film présente une grande sobriété dans son dispositif filmique. Didier Lambert après dix années de prison exprime ses réflexions douloureuses et libératoires. Ce n’est pas la prison qui chaque jour le hante, mais le réquisitoire lors du procès, où la parole lui fut interdite, moment de mort.
Le dialogue entre Guillaume Bordier et Didier Lambert est bouleversant.
De parents illettrés, fou de lecture, adolescent perturbé par les œuvres de Cioran, cet homme avoue être revenu à la vie grâce à la prison. Le système d’écoute mis en place par le réalisateur, libère les mots dans l’espace clos d’où ils résonnent, immergeant Didier Lambert dans la réflexion profonde, le soliloque, la confidence.
Deportado de Nathalie Mansoux (Portugal 2012),
En compétition internationale, le film conte l’histoire d’anciens détenus des Açores ayant enraciné leurs vies aux États-Unis, brutalement expulsés et renvoyés au pays. L’image est belle, presque trop, tant elle semble saturée de couleurs, mais le film manque cruellement d’explications sur la situation de ces personnes, aucune analyse n’est faite sur leur condition d’expulsion, ni du droit de celle-ci.
Quand passe le train de Jérémie Reichenbach (France, 2013)
Ce court métrage révèle l’histoire des femmes dans l’état de Vera-Cruz, au Mexique. Elles confectionnent chaque jour des petits sacs de nourriture et, au sifflement du train qui emmène les migrants vers l’Amérique, elles courent, se postent le long des rails et lancent leurs sacs aux bras tendus, alors que le train continue sa route.
Ce geste de solidarité dans une histoire dramatique est filmé dans l’urgence, la fièvre et la ferveur rythmées par le cri des femmes et le bruit strident du train sur les rails.
Ô heureux jours ! de Dominique Cabrera (France 2013),
Fidèle à ses sujets de prédilection, Cabrera filme la filiation, la transmission, l’intime, et, sans discontinuer, sa famille réunie aux États-Unis pour le remariage d’un de ses frères.
Sans remettre en cause l’originalité et l’esprit obsessionnel du processus, elle œuvre ici sur le passage du temps et la mémoire des images, frôlant toutefois par moments un narcissisme voyeur d’un attrait morbide.
Fifi az Khoshhli Zooze Mikeshad (Fifi hurle de joie) de Mitra Farahani (États-Unis 2013)
Le film la réalisatrice iranienne est en Compétition internationale, dont il faut se réjouir qu’elle ait eu le Prix de la Scam.
Fifi hurle de joie est le titre donné par le célèbre peintre homosexuel Bahman Mohassess à l’une de ses toiles, torse nu surmonté d’une tête en forme de bouche d’ombre, hurlante, qu’il emporta avec lui en exil à Rome à la chute de Mossadegh en 1954.
Le personnage est caustique, drôle, riant de lui-même et de tout, jouant avec la vanité des hommes, renversant tabous et interdits, vivant avec joie les contacts, les rendez-vous d’affaire et autres contraintes du quotidien. Personnage attachant et passionnant qui, soudain, riant en direct d’une nouvelle hémorragie qui l’assaille, se meurt hors champ en interpellant gravement la réalisatrice !
La force du film tient dans le montage des nombreux éléments visuels, à la fois les documents d’archives en noir & blanc du jeune peintre dans son atelier de Téhéran, les prises de vues dans l’hôtel à Rome, les rencontres avec ses collectionneurs, les bancs-titres sur les œuvres et puis toutes les images qu’il a souhaité voir et mettre dans ce film, la mer en particulier, la mer filmée en plans fixes.
Une leçon d’humilité donnée par un peintre pour qui la postérité n’existe pas, qui détruit ses œuvres au grand émoi des collectionneurs. Film-brûlure, fragile, fulgurant, d’un emportement latent, film en sursis comme l’est son héros, ciselé dans les larmes du rire.
Gisèle Breteau Skira
Jeune Cinéma n°352-353, été 2013